LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ CANARIENNE
JOSÉ GENTIL DA SILVA
© Del documento, de los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca universitaria, 2009
INTRODUCTION
Commen<;ons par expliquer ma présence ici. Ce n'est ni une
provocation ni méme une gageure de venir aLas Palmas vous parler
de la formation de la société canarienne et ceci parce que je ne viens
pas vous donner une le<;on d'Histoire de l'archipel. Je ne prétends
pas juger vos études, méme pas les connaitre toutes, pas question
donc de vouloir les corriger ou discuter. J'attends plutót de vous et
ces corrections et ces questions. En effet ce que je prétends vous
exposer est une vision tres personnelle de la formation d'une société
européenne ou africaine, vous choisirez et c'est selon le regard de
chacun, société qui se trouve étre celle des Hes Fortunées. Ce n'est
pas par souci de facilité que je le fais. Au contraire, je savais que ce
sujet est difficile et la matiere tres riche. Il s'agit de le comprendre au
mieux.
Comment donc, voici un pays, une nation plutót qu'un peuple
qui faute d'un Etat propre, attire rarement les regards. Il commande
toute une série de développements antillais et américains apres la
découverte du Nouveau Monde. Avec les Rois Catholiques et leurs
successeurs il partage le commerce atlantique, la participation portugaise
et génoise, maltaise, branan<;onne et f1amande, fran<;aise et
anglaise lui valant des atouts contestables. Il me semle qu'il soit, ce
pays, un rival du Portugal, un concurrent atlantique s'entend. Sur
ces eaux qui portent tout de méme l'avenir, les Portugais profitent
sans dominer (certes c'est leur style).1
1. Le recul de la couronne portugaise et de l'Infante aux Canaries demeure
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Paree qu'important, difficile, le sujet pose des questions importantes
de l'Histoire occidentale entre le XVe et le XIXe siec1es, celles
enfin de ce moment d'égarements aussi naifs qu'obstinés.2 Comment
ne pas etre séduit par l'opportunité de joindre a celles que le Portugal
et les Hes méditerranéennes nous posent, ces questions sur las
Canaries? A leur propos je distinguerai trois moments majeurs, en
trois sortes de chapitres ou de perspectives de recherche elles memes
divisées en plusieurs sous-chapitres.
D'abord nous verrons comment la conquete, la colonisation et
la mise en valeur de la terre ouvrirent sur le grand large une population
qui associe européens et insulaires dans une symbiose féconde
paree que lente et parfois douloureuse. Ensuite l'affirmation d'un
individualisme qui n'est puet-etre pas que hispanique, fit que l'erradiation
canarienne affirme le groupe familial. Enfin, une population
insulaire tres contrastée ignora, comme tous les mondes méridionaux,
l'industrialisation mais approcha la transition démographique
sans cependant en venir a dimineur la reproduction. Un moment
meme, sous l'influence européenne, la famille nombreuse apparut
comme une simple fabrique areproduire, la reproduction sous toutes
ses formes étant tache essentielle, presque obsession, sous des conditions
qui pervertissent l'individualisme3 et creent des névroses.
4
Des aspects de la démographie n'ent pas été suivis autant que
cela nous intéressé, notre propos devant surtout souligner le
triomphe insulaire de la vie de relation. Le pari qui a été gagné n'est
inexpliqué. Sans doute, Henrique avait il s'occuper des navigations vers le Sud et
l'Orient, et de Madeira qui n'était pas il conquérir. Aux Canaries pourtant la conquete
facilita la colonisation des Hes centrales de l'archipel par les combattants. C'est autre
chose de vérifier par la suite que les Portugais s'accommodent et de cette colonisation
et de l'utilisation des Hes comme base opérationnelle assez autonome.
2. Nous avons cru devoir présenter des appréciations du Xlxe siecle, surtout
dans la bibliographie; c'est en les mettant sous pleine lumiere que nous montrons leur
caractere historique, représentatif de l'époque et de ses intérets dominants. 11 est en
etTet difficile de se débarrasser de ses explications et de ses curiosités
tendancieuses.
3. Pour un traitement historique de l'origine de l'individualisme britannique, éf.
Alan MACFARLANE, The origin 01English Individualism: The Family, Property
and Social Transition. Oxford, 1978. Rééd.
4. A propos de l'Espagne, une large place leur est faite par Jacques BEYRIE,
Galdos et son mythe. These, Paris, 1980, 3 tomes.
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La farmatían de la saciété canaríenne 341
pas le mien et il a effectivement été gagné ici. Parlons-en avant d'en
venir au détail, a l'agencement d'avancées, de reculs, de changements
apparents de cap en quoi consiste notre discours sur 1'Histoire.
A des populations différente ou ayant vécu diversement le
passé récent et eu a l'égard de l'extérieur des réactions contradictoires
s'ajoutent des conquérants venant de l'ensemble des régions
péninsulaires et d'autres pays encore. Des le départ les habitants de
chaque He se trouvent confrontés a des situations opposées. En fin
de compte des comportements semblent les réunir et parmi ces comportements
il y a cette recherche d'une vie de relation par la famit le
nombreuse qui n'a pas que des avantages.
Vous le verrez, il arrive que je force la note en tachant de m'expliquer
les cas canarien a la lumiere d'autres expériences. Et puis
que de tel ou tel de vos travauxj'essaie d'extraire des éléments d'une
démonstration aidant a la vue d'ensemble, soutenant un corps dont
les formes n'ont rien d'arbitraire. Sans doute aurions-nous aimé rappeler
encore d'autres dossiers ou plutót y prendre un confort pour
l'ensemble de ces démonstrations. Sous cet aspect, j'ai souvent revé
durant la rédaction de ce raport aux chantiers, aux travaux d'équipe5
qui permettraient qu'a propos d'une tentative aussi imprudente que
celle-ci on ne soit poussé a jurer que rien n'y est provocateur, ni aventureux'
ni gratuito
Disons encore que pour ne pas avoir a joindre une note a chacune
des affirmations ou meme des suggestions que la bibliographie
insinue, il n'en a été ajouté qu'aux passages ne se référant pas aux
publications canariennes. Vous saurez reconnaitre ici eCla dans le
texte l'apport essentiel des recherches mises a contribution et ajouter
celles qui manquent. La bibliographie réunit des titres essentiels
parmi beaucoup d'autres non négligés, probablement iguorés tout
simplement. Mea culpa. Nous avons voulu insister cependant sur
certains aspects de détail qui ne sent nullement négligeables.
Cette bibliographie, a compléter donc, a été divisée en quatre
groupes. Le premier réunit des ouvrages généraux,'sur l'Espagne ou
5. Les équipements existent désormais qui font songer ace rassemblement des
informations individus, appropriation des terrains, transactions, familles, émigrants,
et j'en passe. Une base de données consacrera l'intérét de vos travaux.
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l'archipel. Ensuite viannent trois autres ensembles, un pour
chaque chapitre.6
1. CONQUETE, COLONISATION ET MISE EN VALEUR DE LA
TERRE:
UNE SYMBOISE OUVERTE SUR LE GRAND LARGE
a. Au tréfonds de I'organisation sociale
b. Sept ¡les perdues et retrouvées
c. Que deviennent les «Guanches»?
d. (2uels héritiers?
e. Quel héritage? L 'i/e Utopie?
Au tréfonds de I'organisation sociale
La formation d'une société nous confronte a des problemes
variés, a trop de problemes qui au départ, a l'observation, nous surgissent
en vrac et que nous avons a sérier. Le XIXe siecle qui tant et
si fortement a fixé les formes de notre réflexion, fit largement appel a
la chimie et ala biologie pour le vocabulaire et la propre compréhension
des sociétés. Puisqu'il cOlIte de s'en débarrasser, servons-nous
en. 11 est certain que chaque jour apporte aux sociétés comme aux
individus leur nourriture nécessaire ou du moins indispensable. Les
memes gestes, d'égales alimentations, des réactions connues déja,
s'ajoutent aux longues répétitions, réaffirment, consolident des habitudes,
perfectionnent éventuellement des satisfactions. 11 arrive que
d'un cas fortuit naissent des satisfactions nouvelles. Le risque est
des lors grand que des expériences soient tentées. Le cas fortuit peut
6. Faut-il vous demander de me pardonner les lacunes béantes, les fautes? Ce
rapport ossaie de réunir un immense trevail qui s'enrichit chaque jour. Nous avons
voulu insister sur l'importance d'études ponctuelles d'une grande valeur pour la compréhension
générale des sociétés insulaires.
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aussi bien provenir de l'action d'un individuo D'entrée de jeu soutenons
que I'Histoire est cette présence de l'homme parmi les hommes,
l'événement qu'il fabrique, objet ou geste. Résultat éventuel
d'interventions extérieures a la société elle meme, la communication
produit des chocs, agresse, transforme et altere.
Ce langage peut sembler métaphorique, quoiqu'il ne le soit pas
en ce qui conceme le corps social, du moins pas autant qu'a propos
des individus dont les ripailles plus que personnelles sont l'expression
de leur société. C'est ainsi que doit se comprendre ce que Fernand
Braudel appelé la «longue durée»7 mot alléchant et qui prete a
la confusion. En effect la durée ce n'est pas la suite des temps, mais
la répétition, la fréquence des actes, des réactions, des satisfactions,
des expressions en somme.8 Répétées et réaffirmées, ces actions, les
prises de position qu'elles admettent ou exigent deviennent liturgie,
énoncent des normes. Le processus est extremement long qui affermit
une civilisation et forme une société, et dans ses lenteurs, il peut
y avoir des motifs de dégradations, des fa<;ons non satisfaisantes. Des
groupes y poussent autour d'individus en y voyant leur intéret, ou
pris par l'occasionnel alliage d'éléments qui dérogent. Quand pour
l'observateur extérieur l'équilibre d'une société semble atteint dans
son grand oeuvre, certaines de cés dégradations ont été assimilées au
terme d'efforts de résistance eux memes menac;ant l'équilibre. Celuici
ne se doit pas qu' a des adaptations sereines, fortunées mais qui,
en somme, comportent des sacrifices de la part de certains
sinon de l'ensemble.
On nous dit, par exemple, que lorsque les Européens arriverent
en Australie,9 ses habitants vivaient selon un systeme parfait ou
quasi-parfait d'équilibre, entre les gens (des deux sexes et quel que
fUt leur age), entre eux et l'environnement. Nous nous demandons
au prix de quelles transactions, de quels abandons aussi et, c'est l'essentiel
de notre propos, en exigeant quelle somme de répétitions a
7. cr. Fernand BRAUDEL, «Histoire et sciences sociales. La Jongue durée»,
Annales, Economies, sociétés civilisations, 1958, n.O 4, p. 725-753, et dans Ecrits
sur l'Histoire, Paris, 1969, p. 41-83.
8. cr. Gaston BACHELARD,La dialectique de la durée. Paris, 1936, Rééd.
Ajouter, «L'Histoire: une biologie de I'événement politique»,Annales, E.S.C., 1971,
n.O 3-4, p. 854-872, présentation de Lexique, temps, histoire (il paraitre).
9.
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l'intérieur de quel univers fini. La stabilité accomplie interdit probablement
plus d'adaptations nouvelles qu'elle ne permet de communications.
Cela aura empeche la réception d'une cornmunication
proposée, d'ou le sacrifice de l'entier systeme. A ce point de son exigence
ou de sa curiosité, l'historien dépend du psychologue, dubiologiste,
du physiologiste, que sais-je. Il peut cependant parier avec
quelque chance, que cces gens avaient re9u ou assimilé des apports
extérieurs dont la force ou l'action varie selon leur répétition, leur
distribution, leur réaffirmation. 1O Cependant la résistance ou l'adhésion
d'ensemble ou partielle, a combien de variables se rattache-telle?
L'équilibre adapte certaines, ignore, refuse d'autres, du moins
jusqu'a un seuil qu'il convient a l'historien d'essayer de me surer, de
situer. 1l Enfin, le systeme en tient compte ou se soumet a ces variables,
et peur prendre ou solliciter d'autres encore. C'est la force
d'une civilisation d'offrir des parametres a travers ses produits qui
creent des nécessités facilement adaptées, soient elles idéologiques
ou matérielles. 12
L'historien, l'archeologue, l'éthnologue ponderent ces communications
et leur filtrage par un isolement relatif. Nous avons parlé
de l'Australie ce grand continent insulaire dont on imagine sans
peine le plus crédible isolement, compatible d'ailleurs avec celuJi des
populations entre elles. Le cas des archipels est-illui aussi producteur
d'isolements, créateur de sortes de continents séparés autrement
que par des territoires, vallées ou montagnes innocupés? En
Europe et pas plus loin que les Alpes, nous trouvons des vallées qui
sont par leur isolement de véritables iles, dont la population a un
10. Ceci ne doit pas etre interprété dans un sens restrictif, le langage sitl1é des
Gomeros en donne sur l'arehipel un magnifique exemple d'expression. cr., dans la
bibliographie (1), A. CLASSE, J. A. HASLER, K. QUEDEMEELDT.
11. Rappelons de la premil~re résistance des Chinois aux Européens, au xVle
siecle, leur langue écrite qui coloisonne la société, face ades Portugais en grande partie
analphabétes mais servis par une langue administrative simple et généralisée. De
ce point de vue, il raut considérer également la situation établie par I'inka.
12. Sur de successifs degrés de stabilisation, cf. par exemple, S. Baseheer
AHMED et Aliee A. AHMED, éd. Technology. International Stability and
Growth. New York, 1984. Sur la différenciation, les degrés de complexisté institutionnelle
et l'éventualle stabilité des sociétés indigénes, ef., bibliographie (2), Celso
MARTÍN DE GUZMÁN par example.
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comportement insulaire, par exemple l'UbayeP Puis d'autres iles
par la diversité de leur occupation semblent de véritables continents
quoique leurs dimensions demeurent restreintes. La Corse donne
l'exemple d'une de ces iles,14 la Sicile étant déja beaucoup plus
vaste.15
Aux dimensions s'ajoute grande pretresse 1'Histoire, avec la
communication, les migrations, les invasions, les guerres civiles et
étrangeres. C'est a la rigueur l'écrit qui favorise les uns et les rend
accessibles a notre compréhension et notre jugement, isole encore
par son absence les autres, nous faisant accepter, mais faut-il
l'agréer?, u équilibre tardivement construit. Quoi qu'il en soit, les
populations insulaires offrent des observatoires de choix pour l'étade
de ces questions complexes et délicates. Quel cas présente autant de
motifs de réflexion que l'arquipel des Hes Fortunées?17 Habité
depuis longtemps, il est insuffisamment isolé des cotes africaines et
trop pres du bout des voyages méditerrénéens pour ne pas avoir senti
de ces provocations. Il se trouva inséré dans le jeu des apports extérieurs,
des agressions probablement dues a ces gens inquiets déferlant
de la Méditerranée orientale vers le «bas», cette fin du monde
durement dominée, aux vagues d'expansions successives émergentes
13. D'apres des travaux en cours de Christophe BAJARD, iI l'université de
Nice, sur la vallé de I'Ubaye.
14. Les études de Jean -baptiste MARCHINI et foni la démostrations, cf.
notament, du second, «Evolution agraire et croissance démographique en France: le
cas de la Corse, expériences locales et comparaisons régionales, XVllle-Xlxe siecles»,
Commission internationale de Démographie historique, XVle Congres international
des Sciences historiques, Sttutgart, 1985, (i1 paitre) et «La Famille mediterranéenne,
certitudes et problemes: iI propos de l'example corse, xvme-eXlxe siec1es», Athenes
1985 (i1 paraitre).
15. Une vue d'ensemble dans «A Familia: modelo, necessidade e indivivualisme
», Homenagem ao Pro! José Sebastiao da Silva Dias (Lisboa, iI
paraitre).
16. L'écrit finit par fixer les alliances, les pratiques, les adoptions et adaptations;
cf. dans la bibliographie (1), M. ALVAREZ NAZARIO, Ch. E KANY, L.
MILLARES CUBAS, J. PÉREZ VIDAL, J. RÉGULO PÉREZ, J. REYES MARTIN.
Ceci s'entend aussi iI propos de autres pratiques servies par l'écrit qui changent
de caractere et conservent «le nom».
'. 17. Rappelons que Elias Antonio de Nebrija (1444-1529) travaille iI sa <'{Jram.
atlca castellana ». au moment o~ les Canaries sont conquises. A propos des exc1uSIons,
cf. Angel LOPEZ GARCIA, El rumor de los desarraigados. Conflictos de
lengua en la Península Ibérica. Barcelona, 1985.
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en Atlantique. Vers le début de l'ere chrétienne, Juba II qui gouvernait
la Mauritanie pour le compte d'Auguste s'intéressa a ces mers
et a ces Hes.
La question par excellence en Histoire est de savoir quel espace
dominent les humains: espace physique certos, mais aussi d'information,
de mémoire, de relations, pour leurs activité, leur communication,
leur sensibilité leur réflexion, leur créativité. C'est du moins
la question a laquelle doit répondre l'étude de la formation de la
société canarienne.
Sept iles perdues et retrouvées
Au risque de ralentir notre progression, ne négligeons aucune
information, aucun aspect de la société et de la sociologie politique.
18 Nos perpléxités a propos des apports que l'archipel a pu digérer
avant l'époque historique appuient elles-memes cette maniere de
voir et invitent a insister sur l'ampleur de l'information recueillie par
les population et donc concernant chaque individu soit-il le plus
démuni, dans les spécificités de ses ossements et son sang, la pigmentation
de sa peau autant que ses sentiments profonds, ses motivations
que nous interprétons difficilement.19 Ceci ne revient pas a dire
que leur histoire soit leur mémoire, loin de la, et c'est pourquoi nous
travaillons en allant de révision en reconsidération, toujours a l'affüt
d'autres détails et de nouvelles formes de cohérence. Ceci ne justifie
pas non plus le risque de parler trop vite, de situer son mairement,
d'entrer dans le jeu de l'analogie apparente ou, pire encore, de la
mode. Chaque événement a sa place dans la synthese ou celle-ci
n'en est pas une. En somme, chaque homme a un «coeur ancien»,
18. Nous tenons présents al'esprit certains travaux de sociologie politique, par
exemple, Jean-Yves GUIOMAR, L 'idéologie nationale. Nation. Représentation.
Propriété. Paris, 1974, Klaus von BEYME, «The Role of the State and the Growth
of Government», Revue internationale de Science po/itique, 1985, vol. 6, n.O 1, p.
11-34, qui en étudiant des situations actuelles suggerent de fécondes directions de
recherche sur les mondes hispaniques, en particulier sur la bureaucratie, la couverture
aussi du territoire national, par I'armée par l'église.
19. Le Dr. René Verneau qui est resté cinq ans aux Canaries, a vu ce que I'on
cherchait a I'époque, par exemple des sémites, mais pas uniquement cela,
soyons justes.
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l'esprit de tous, quelle que soit leur «programmation» pour parler un
jargon en fin de compte utile autant que logique. Il dispose d'informations
vastes, variées, pretes arevenir en surface, et ceci quoique
la société détermine les quelles prédominent dans les représentatioos,
picturales, les outils, de céramique ou autres, l'habitatioo et la
convivialité, les cultures et les techniques y compris dans leur élémentarité
souvent décidée, selon leur situation géographique et
I'époque. Certe il nour arrive d'etre surpris, parce que le paradoxe
n'existe pas en Histoire, nous manquions alors d'information. La
répétition en est le maitre mot comme en toute expression, avec les
ruptures qui l'émaillent, et distinguent les moments ou les chapitres
du discours.
C'est autre chose, que dans le cas précis de l'archipel canarien,
l'accommodement entre sa mémoire extérieure et les sociétés des
différentes Hes n'aille pas sans heurts. Il y en a que le temps n'a pas
effacés, par exemple la sépulture qui pose des questions encore
aujourd'hui et pendant longtemps, sur place, a été matiere a des
dénonciations précises autant que malveillantes. La nourriture aussi
semble parfois jugée selon des perspectives qui datent. Que 1'0n connaisse
par exemple le contenu des visceres d'un enfant, cela nous
fait demander quelle variété trouverions-nous aujourd'hui dans l'estomac
cosmopolite d'un petit de notre temps. Ceci sans vouloir affirmer
que les isleños s'empiffraient tous et toujours de bonnes choses,
montrerait le contraire d'une monotonie alimentaire si souvent
regrettée chez la paysannerie. Ces questions demeurent particulierement
ingrates, il est vrai.
Quoiqu'il en soit, et si la différence devant la mort a pu continuer
celles de la vie et des origines diverses, la longévité semble
caractériser au moins certaines populations, notamment guanches,
meme si inégalement selon les régions. Que les structures sociales
soient complexes, cela plaide pour l'idée d'équilibres lentement
acquis, avec des castes, mais, par le matriarcat, un róle important
attribué aux femmes canarias etgomeras. Cela n'a pu qu'aider par
la suite le cultemarial ailleurs tardif. Ce meme respect des etre (et
des enfants qui eux aussi faciliteront la conversion) se voit également
dans la lutte corps acorps, désarmée, ce qui signifie leur parfait
daux venus de Galice et du Portugal, d'Andalousie et ailleurs
armés et casqués se tailler un bout de terreo
Que ces populations relativement isolées ne se portaient pas
trop mal et au contraire connaissaient des systemes d'équilibre pro-
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pres, complexes, dument mis a l'elpreuve, cela explique que des
l'aube des temps historiques les sept Hes provoquent les curiosités et
avec le XIVe siecle elles suscitent les convoitises. En vivant dans la
mémoire des autres, de l'extérieur, leur propre destin se trouvera
concerné et davantage déchiré, en fera des voisins braves qui cohabitent,
des ennemis, puis graduellement le rend uniformes, moins toutefois
dans les faits que dans les représentations.
En somme, pourquoi l'on refuse d'accepter l'autre tel qu'il est?
Rappelons qu'a l'époque l'altérité devient en Europe occidentale raison
d'animosité.20 Un monde qui avait interdit l'enseignement de la
logique (a la Sorbonne cornme a Bagdad) et liquidé les hérésies que
nous appelerions aujourd'hui «courants de pensée» ou «tendances»,
invente l'infidele. Ainsi, les cadres politiques exigent désormais de
concentrer le pouvoir, ce qui ne tardera pas, bien que soient diverses
les formes adoptées par les dynasties princieres et les nations concernées.
Par example, a la fin du XIVe siecle, la nouvelle dynastie
qui gouverne le Portugal se prépare a dénier le droit a la confession
différente a l'intérieur du royaume, puis se lance contre les Musulmans
que les Génois épaulent. Le commerce motive l'infant D.
Henrique plutót que le salut des ames.
Les nations sont désormais gouvemées d'en haut, se voient
imposer une langue administrative, instrument niveleur considéré
national, avec sa grammaire, plus tard son orthographe, sans compter
l'accent qui distingue aux yeux méme d'un Montaigne. D'autres
différenciations, en particulier vestimentaires, soumettent les hommes,
surtout les ruraux et, naturellement les indigenes des Canaries,
et aeux, les femmes, avant méme les enfant encore pris simplement
pour des travailleurs. La lutte pour la survie se porsuit en Europe
occidentale para la création de patrimoines et le renfort de liguages a
l'ombre du pouvoir politique qui exige la puissance économique. Si
ce n'est que tardivement que celle-ci fait fabriquer des consommateurs,
la production s'engage des le XIIIe siec1e au service des trafics
20. Cf. L 'Histoire ti Nice. Actes du colloque intemational Franco-Polonais,
1980, Nice, 1983,11: «Relacions marchandes et cadre culturel du vlIe siecle au xve.
Nouvelles relations et nouveaux antagonismes. L'Occiden héritier de l'Orient et son
agresseur: de l'antagonisme politique á l'antagonisme doctrinal», et en particulier, á
propos du monde hispanique, Denis MENJOT, «Chrétiens et musulans á Murcie
sous la domination castillane: un exemple de confrontation islam-chrétienté au bas
Moyen Age», p. 111-135.
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La formation de la société canarienne 349
y compris monétaires, affamés précisément de «métaux précieux»,
et en appelle a des denrées dont la commercialisation paie assez
facilement. Tout ceci est encore mal per~u au XIVe siec1e, devant la
débandade des ruraux que l'argent exactement fait se déraciner.
Mais, crise ou pas, confusément, les dés sont jetés. C'est la course
aux moyens de production qui domine ce XIVe siec1e. Toutefois il
faudra que l'Etat vienne a la rescousse. Pour prometteuses qu'elles
soient les premieres images de l'archipel menent a l'échec ceux qui
ne 1'0nt pas compris. La terre et le travail de la terre font le succees
de certains, les conquistadores.
En fin de compte, quoique l'intéret de la chrétiente pour l'archipel
se prétende plutót si rituel, il s'oriente manifestement par le désir
de gouverner qui justifie des redevances nullement négligeables,
avant le milieu du XIVe siec1e, et exigeant, cela va de soi, la pacification
des ileso Puisqu'il y avait des esc1aves isleños en Méditerranée,
cette nécesité de la pacification témoigne déja de la réaction locale
face au changement proposé et qui passe par la serviture.
Certes l'Eglise entend protéger les hommes et femmes qui se
convertissent; il faut qu'ils le fassent, en reniant leur vécu. A la place
des sociétés insulaires doit etre créée une autre société, calquée sur
les européennes. Pourquoi?21 Ultérieurement, les clichés, en particulier
ceux du XIXe siec1e, retiennent la dignité des Canariens et leur
puérilité; le souvenir du titre d'éveque de Telde s'est oblitéré, persiste
celui des martyrs et la réalité d'échanges que Portugais, Fran~
ais, Castillans et autres, pratiquaient. Ainsi que les anglais le feront
sentir quelques siéc1es plus tard, c'est la maniere qui ne convient
paso Ces sept iles perdues doivent retrouver un commun
dénominateur.
21. Ce n'est que tardivement et loin de raction que ron discute s'il faut laisser
ces gens comme ils sont ou bien en faire des Espagnols: c'est leur faire quitter le Paradis
mais n'est-ce pas inévitable? A propos des Canaries et de I'Amérique, il est question
des Batuecas qui n'ont aucune idée de qui existe en dehors de leur monde fermé.
Si une telle situation peut se trouver elle n'est pas celle de tous les habitants des ileso
En revanche, (<la découverte et la prise de connaissance sont mutuelles». Cf. Jack
WEINER bibliographie (2).
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350 José Gentil da Si/va
Que deviennent les «Guanches»?
De meme que les conquérants ont dans le Caraibe et en TerreFerme
de la peine a distinguer Caribes et Arawaks, les historiens
voient partout des «Guanches», sur l'archipel. Ce n'est en effet qu'a
un registre tres fin de l'histoire locale que la distinction peut probablement
étre tentée, compte-tenu des déplacements successifs et dus
a des raisons tres diverses. Pourtant ils n'ont meme pas, les aborigenes,
réagit de la meme maniere a l'acculturation. Le refus de l'autre se
comprend du coté insulaire par la rupture avec le systeme sodal et
politique propre, et chacun des systemes, sinon des chefs des sept
Hes ou des meneurs populaires a réagi a sa maniere. Le soft des
groupes humains, des bandos, n'a pas uniquement varié selon ces
réactions, le nombre des probabilités étant immense, car l'intervention
européenne s'y ajoute de fa<;on aléatoire. Le fait est que ces
sociétés disparurent pratiquement toutes.
Pour les continentaux, il s'agit tout simplement d'occuper, de
posséder et pour cela, d'imposer sa volonté enrobée dans les schémas
propres, chrétiens, mais galiciens, portugais et pourquoi pas
juifs, andalous, basques, catalans, en attendant d'autres et sans
oublier les «italiens». Quels schémas donc? Les Normands, c'est-adire,
les Fran<;ais, les Portugais de 1'Infante , les autres hispaniques
n'en ont pas une égale perception, cela on le sait. Toujours est-il que
seulement au milieu du XVe siecle ils s'accordent sur le destin de ces
sociétés canariennes, queique les différences entre les iles font trainer
les choses, A Lanzarote et Fuerteventura, tel chef gomero
embrasse le christianisme alors que l'Eglise se fixe aGran Canaria.
Les Peraza ont le mauvais role, contre les indigenes de La Palma et
les gomeros qui leur reviennent. Les Herrera semblent s'entendre
enfin avec les rois de Tenerife non sans surprises encore. Au vrai les
retours demeurent maigres: de l'orseille de la Gran Canaria, en plus
des hommes, des femmes, du bétail volés.
Au fait, a la supposée candeur des aborigenes se joignent 1'innocence
borgne des Normands car le royaume de France en formation,
n'aura pas l'humeur coloniale, et la brutale inefficacité des seigneurs
conquérants,22 les Rois Catholiques les rempla<;ant sur les trois Hes
22. Peut-etre ne faut-il pas parler d'inefficacité puisque des richesses et du pouvoir
en résultérent. Mais lá est précisément l'inefficacité. L'absenteisme a permis
d'autres fortunes, celle de l'église notamment, sans aucun retour pour le pays,
au contraire.
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La jormation de la société canarienne 351
les plus importantes. C'est comme si un demi-siecle d'intervention
seigneuriale devait s'effacer en meme temps que les sociétés aborigenes,
non sans avoir laissé son empreinte et s'etre alliée aux chefs,
entre autres, par les femmes. A la longue, tous ont travaillé, les Rois
Catholiques y compris, pour établir sur les sept iles les engagés des
armées de Juan Rejón, Pedro de Vera et Alonso Femández de Lugo
le Galicien d'Andalousie qui répartit les terres de Tenerife, fit construire
son ingenio et engloutit le tout dans de nouvelles campagnes
avant de reprendre du service, en Afrique cette fois. Certes des propriétés
demeurent aux «seigneurs des Hes», et meme a Tenerife ou
Doña Beatriz de Bobadilla, maitresse de La Gomera et Hierre>. établit
un ou des cultivateurs. Mais ce n'est pas le moment de reprendre
l'histoire de ces seigneurs, incidemment rappelés par la suite.
La course aux terres canariennes n'arretera pas, avec des conséquences
dot nous aurons aussi a tenir compte. Pour le moment
référons-nous a ce que nous savons ou voudrions savoir de la symbiose
qui se poursuit et s'accélere du XVe au XVIe siécle. Le processu
est lent. Il n'y a rien d'étonnat a cette lenteur dans les
transformations sociales canariennes, par ailleurs mal connues de
nous. Que se passent-il ailleurs? La France meme, l'Etat qui mene
le plus loin la concentration du pouvoir, algré l'aide du gallicanisme
uniformise difficilement la vie familiar et sociale.23 La violence don
usa au Portugal la dynastie d'Avis, ne vintjamais a bout de moeurs
que les déterminations du concile de Trente meme n'arrachérent au
milieu du XVIe siecle et ont da etre reconnue au milieu du XVIIIe. Le
saint office n'y fit rien.24
Certes il est osé de parler de société canarienne a ces époques.
Toutefois il peut sembler que malgré la longue incertitude qui
accompagne nécessairement les guerres de conquete jusqu'a la fin
23. L'historien est pudique et c'est en note que l'on trouve la référence aux
intervention de l'église pour éviter que des freres et des soeurs couchent au meme lit iI
Fréjus encore au xvme s., des les 7 ans. Sur cette promiscuité, cf. Jeanne VIEILLARD,
éd. Le guide du Pélerin de Saint-Jacques de Compostelle (xue siecle),
Nácon, 1950.
24. Au Portugal, le concubinage est fréquent au xv¡e siecle, mollement poursuivi
et des 1760, toléré, en 1769 légitimé. Cf. «Le Moyen áge et les modernes: a propos
des femmes et du mariage dans le Sud-ouest européo»,Mélanges Jean Larmat.
lice, 1982, p. 473-488.
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352 José Gentil da Silva
du XVe siecle, les bandos, les chefs et les valientes saient maintenu
des cadres de vie. L'archipel s'éloigne rapidement du modele castillan,
avec sa milice, son intervention exceptionnellement importante
a la formation de l'Amérique hispanique et portugaise.25 Ne
pouvons-nous en effet pas croire a une tres douce transition que les
analyses au niveau local pourront seules confirmer dans certains
cas, infirmer dans d'autres? Nous reviendrons sur cette question de
la transition. Disons sans anticiper trop, qu'au XVIe siecle, des
témoignages existent d'un sursaut de l'individualisme, en Méditerranée
et en Péninsule Ibérique, de conditions de vie tres précaires dans
des cadres relationnels étriqués.26 Cela nous étonnerait qu'il en soit
ainsi pour les Canariens. La réaction aux difficultés et ala pressurisation
seigneuriale semble passer, comme dans certaines régions de
la Péninsule «italienne» par la formation de familles nombreuses,
peut-étre élargies en des structures complexes.27 Mais ceci ne
dépend-il pas des centrats d'exploitation, des rapports de production?
Quelles variations pourrons-nous trouver selon les iles, les
régions, les époques et les cultures, les exigences de la rente ou les
aléas de l'autoconsommation? Pensons a un cas extreme: que se
passe-t-il a Fuerteventura?
En faisant confiance aux manifestations visibles des réactions
individuelles et familiales, nous nous demandons aquel point l'organisation
sociale insulaire a pu démontrer sa souplesse en s'alliall1t au
schéma chrétien qui en principe domine et s'impose particulierement
aux colonies. Nous refusons de considérer comme colonial ce pays
colonisé de fraiche date. Certes, des habitants demeurent exclus, sur
les cretes d'eux seuls connues, sans terreo En avaint-ils auparavant?
Etait-il dans leur vocation de s'en occuper? Et puis le schéma chrétien
n'est pas trop exigent ici (cornme par exemple, encore, au Portugal).
Compte-tenu du l'íntermede seigneurial, la conquéte a pris
relativement plus de temps que dans la plupart des régions américai-
25. Par exemple, le <<rol del tercer viaje colombino» comprend quatre Canarios
dot un Juan Portugués qui travaillent pour leur maUre. Cf. Juan GIL, «El rol del
Tercer Viaje Colombino», Historiografia y bibliografía americanistas, 1985, vol.
XXIX, 1, p. lOO-lO\.
26. Une vue d'ensemble dans «A Familia: modelo, necessidade e individualismo
», cit., note 15.
27. C'est ainsi en Emilia, autour de Bologna. Ibid.
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La formation de la société canarienne 353
nes. Est-ce faute de l'action des ésuites, que l'on ne peut parler
comme au Présil de populations «atteintes par la maladie du
péché»?28 En fin de compte, les Canariens ne se sont pas laissé totalement
déraciner, isoler, comme les peuples, les civilisations anciennes,
soumis a la férule de l'inka, ou vivant avant la conquete
hispanique dans la haine de l'Azteque. Mais qu'en savons-nous.
La vérité est que des réactions tres diverses se sont manifestées.
Certains ont choisi le ralliement, la collaboration, l'adhésion et se
sont vite déclarés espagnols. Les bandits et les esclaves vendus
éventuellement al'extérieur, qui étaient-ils, quelle part des populations
autochtones? Dans l'esprit du temps et dans l'histoire du XIXe
siecle les indigenes, les «Guanches» ont bel et bien disparu. Certes
il est excessif apres ces affirmations, de supposer ce ralliement aidé
par exemple par Illescas, tout en le supposant aidé par la servitude
des hommes et par la pénurie de femmes, accompagné par une
demande de vaqueros et toute sorte degauchos avant la lettre. Cela
fait beaucoup de questions, mais il faut les poser.
Quels héritiers?
Les datas de terra font table rase de la situation précédente.
Dans la ligne des explications postérieures des économistes anglosaxons,
c'est paree que ces hommes décident de les mettre en valeur
que ces terrains leur appartiennent.29 Un point, c'est tout. Or les
aborigenes cultivaient, quoique sans satisfaire et de loin, la demande
européenne excitée par la luxuriante reprise du XVe siecle.30 Le fait .
est que les conquérants et ceux qui les suivent sont des héritiers,
mais de qui: des bandos, des chefs, des femmes qui travaillaient probablement
la terre? Héritiers, qui sont-ils? Et d'abord, quelle part y
28. Appréciation de réformés fran<;ais vers 1584; cf. Georges LE GENTIL,
«La France Equinoxiale», Biblos (Coimbra), 1933, 20 (de l'extrait).
29. Ceci est vu comme la premiere colonisation; a la rigueur, des pratiques
semblables ont eu lieu en Péninsule Ibérique, les territoires portugais, par exemple,
ont été rédistribués apres la conquéte.
30. Une période de transition mene de la surproduction, les tensions, les migrations
volontaires ou forcées, du Xlve siec1e, ala reprise du xve, apres l'appropriation
des moyens de production, et multiplie les candidats ala terre parmi les paysans exilés
dans les villes péninsulaires.
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354 José Gentil da Silva
a-t-il chez ces héritiers pour la haine de l'autre, pas entierement éliminée
de sitót? Quels souvenirs demeurent des «traitrises», des vols
de femmes, enfants, hommes, avec le bétail, tous ensemble? A Gran
Canaria, a Gomera, a Tenerife cela ne fut pas toujours beau. QueHes
blessures a laisse l'inégalité des traitements: dureté avec les
Guanches de la part du capitaine des hispaniques, mansuétude dont
usa tel mencey a l'égard de ces derniers? Comment s'explicitent les
méfiances anciennes et les querelles nouvelles, entre une population
qui s'installe et des groupes vivant une sorte de nomadisme malvenu
dans del Hes assez petites quoique montagneuses, pierreuses,
verrouillées.
Que ces sociétés demeurent extremement divisées, c'est certain;
les griefs nous parviennent par les colons, les indigénes ne
demandant qu'a disparaitre en tant qu'identité, se faire oublier.31 Ne
donnons pas prise a un manicheisme quelconque. Les sociétés insulaires
existaient, ayant leurs systemes propres de relations qui sous
differents aspects les affaiblissent devant les européens. Certains
avaient mordu au fruit des «industries» européennes; comme sur les
rives africaines a l'arrivée des Portugais de l'Infante, nous pouvons
les imaginer voulant des clous, dérobant de petits outils a bord des
embarcations, altieres comparées a tout autres dont peut demeurer
un souvenir vague. Les femmes se drapent et revent de mode déja,
tendent la main, l'oreille ou le cou aux colifichets, boucles, colliers
de facture étrange. La meme inconscience ou un égal égoisme avait
poussé les uns a dénoncer les autres id comme la. Si l'on y ajoute
l'agressivité des sociétés européennes, tous les ingrédients humains
sont rassemblés. Cortes nous avons affaire acette faim d'étrange si
générale, alors que la répétition a été énoncée comme le matérial
essentiel de toute relation et de toute communication. Oui, l'on
passe d'un systéme de repétition a un autre, le langage change. Il
faut donc adopter le nouveau. Il reste, pour connaitre ces héritiers en
rupture d'héritage, la nécessité d'expliquer l'agressivité particuliere
des uns, la passivité ou la finale résignation des autres.
31. De I'identité, faut-i1 dire ce fléau? L'attribution d'un noro ill'individu fut
réglementée tardivement, en Péninsule Ibérique, sous la pression étrangere. Mais en
France, quand la Commune inventa I'identification par l'Etat, ce fut un tollé. Cf. Victor
DESPLATS, Lettres d 'un home d lafemme qu 'il aime pendant le sü!ge de Paris
et la Commune correspondance présentée par Pierre Lary, Paris, 1980, p. 10: «Ansi,
nous voilil en cartes, comme les filies perdues».
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La formation de la société canarienne 355
Ceci ne conceme pas que les sociétés canariennes détruites ou
en formation, au contraire, d'importants problemes se cachent sous
ces descriptions et ces images: sont en cause les relations humaines
en général, les liens parentaux, l'ensemble des échanges, surtout des
échanges affectifs, les sensibilités, la forme de construction de
l'identité et la part de liberté laissée a l'individu. La, sur le continent
européen, prédominent des relations parentales assez laches, les
petits s'engagent t6t dans la vie active, les criados des seigneurs
étant des privilégiés encore entourés de femmes. Beaucoup courent
faute de mieux, rejoindre les recruteurs qui sillonnent les Espagnes.
La relative liberté des etres et en particulier de la femme hispanique,
32 quoique la mere soit vénérée devantage qu'ailleurs, vaut-elle a
ses enfants la dose nécessaire d'affection qui manque souvent?
Visions au passage que la relative précocité du culte marial hispanique
(au contraire de ce qui se passe par exemple au Portugal) peut
avoir une origine orientale, peut-etre musulmane.33 Pourquoi alors
cet empressement guerrier, cette agressivité? En Amérique les Hispaniques
(comme partout les Portugais), de paysans deviennent
chefs d'entreprise; n'est-ce pas le souvenir de lointaines pratiques
monétaires? Ceci fait que les meres se battent pour leur progéniture,
mais plut6t a propos du patrimoine qui leur peut-etre pris, Doña
Beatriz de Bobadilla en donnant encore l'exemple.
Certes il n'y a pas que cela. En 1501, a propos d'une data de
terra, il est question d'Ana Rodrigues, déja propiétaire dans la vallée
de las Cañas. Deux ans plus tard elle est a nouveau inscrite pour
l'attribution d'une autre suerte de terre, pour «les grands services ren-
32. Nous étudions la question; cf. note 24 et notamment, «La Mujer en España
en el s. XV!», JI Jornadas de investigación interdisciplinaria sobre la mujer
(Madrid, 1982).
33. Le culte marial a été précédé par celui de la femme répandu dans la koiné
italo-étrusque, étre protecteur et gardien. Le culte marial vient de la Méditerranée
orientale (ve-vne siécles), de la liturgie byzantine et parvient en Occident vers le Xe
siécle, se répand surtout au XIIIe mais n'est confirmé qu'au XIXe. Cf. entre autres,
Jean LAURENCEAU, «Aperl(us sur l'histoire de la consécration aMarie», Cahiers
marials, 1983, n.O 2; J.-B. MARQUETTE, «Paroisses dédiées a Notre-Dame et
occupation du sol en Bordelais et Bazadais du Moyen Age (Ve-xe siécles), Annales
du Midi, 1978, fasc. 1, p. 3-23; Mgr. Joseph MASRALLAH, Mane dans la Sanete
et Divine Liturgie byzantine du VIé au Xe siécle. Etudee et documents. A. WENGERL
'assomption de la trés sainte Vierge dans la tradition byzantine du Vle ay
Xe siecle. Etudes et documents. Paris, 1955.
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356 José Gentil da Silva
dus au temps de la conquete en soignant les malades et les blessés».
11 nous plait de parler de cette femme qui a précédé de pres de quatre
siecles Florence Nightingale (1821-1910), décorée en 1904 pour
son action dans les hópitaux militaires de Scutar puis en Angleterre.
Faut-il y ajouter Inés Sarmiento ou Maryna Anryquez, par exemple,
qui rec;oivent des datas en 1503? Retenons le cas de la femme
déveuée. Ici dans les iles, la probable pénurie féminine contribue
certes él en faire un bien recherché, mais aussi él leur donner de premiers
róles, comme «la beHe Iballa». Ceci incline él penser que les
tractations fréquentes et souvent suives de revirements soient d'influence
féminine. L'action de Francisca Palmera est bien connue.
Combien d'héritiers de noms connus sont les enfants de ces femmes?
Mais les autres?
Parmi les autres on trouve toujours des indigenes des ileso Le
rappel des populations caraibes et de la difficulté de distinguer sur le
terrain les bons et les méchants, se justifie parfaitement él propos des
Canaries. Par exemple él Tenerife, les Guanches pacifiques occupent
le sud, le pays pauvre. 11 y en a él GUlmar mais tous ne sont pas
épargnés ici. Les guerriers qui, comme par hasard, se trouvent au
nord, tombent en servitude. Plus que d'héritiers il s'agit dans ces cas
d'héritage ou mieux, d'occupation des vastes zones dont il a déjél été
reconnu que les terrains conviennent él la plantation de la canne él
sucre et pour le vignoble. Beaucoup de Guanches fuient vers la
Gran Canaria OU les Gomeros sont déjél mal YUS. Des Gomeros,
Tenerife se débarrasse en 1504, et leur petite délinquence teHe qu'eHe
est dénoncée, peut faire penser él leur nomadisme. Les Gomeros
rejetés de Gran Canaria (entre autres,_parce qu'ils ne sont pas de
vrais Canarios), ceux que l'on expulse de Tenerife, les Guanches en
fuite, ce sont autant de déshérités auxquels il y a lieu de joindre les
gens de La Palma.
Ce n'est, espérons-Ie, le sort des Canarios qui revenus de la
Péninsule ont été engagés par Alonso Femández pour aller él la conquete
de La Palma et Tenerife en 1492. Ont-ils trouvé sur une de ces
iles le gite qui leur était refusé chez eux par le cabildo 1? Aux autres
qui n'avaient pas été présentés aux Rois, ceux ci interdisent sous
peine de mort de s'établir dans leur ile. Et qu'est-ce donc que les
chasseurs des gens de La Palma venant de Lanzarote ont pu gagner
par leur achamement?
En fin de compte, le sort différent de certains résistants, d'une
part les «rois» en quelque sorte «adoptés» et tel chef populaire mort
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La formation de la société canarienne 357
au combat, dessine probablement la chance de devenir son propre
héritier ou pas et suggere en meme temps, les clivages de ces (pas
innocentes) sociétés pré-hispaniques, dus al'age ou justifiés,
mais comment?
En plus des conquérants, hispaniques ou natifs, puisqu'il en a
eu, n'oublions pas les étrangers, en grand nombre des Portugais qui
re<;oivent parfois paree qu'ils la demandent, une data de terrain,
avec de l'eau et dans des conditions assez clairement spécifiées.
Arrivees peut-etre, pas nécessairement, apres les conquistadores,
ces gens mé-ritent d'etre connus, un corpus exist-t-il qui les comprenne
dans l'ensemble de leurs apparitions? Il nous en dirait plus
encore sur la formation de la société canarienne que la chronique
des maisons seigneuriales. Avec eux, nous voudrions connaitre également
l'avenir des familles des compagnons de Alonso Fernández
de Lugo et, par la suite, le nombre croissant de ces agents de la couronne
venus sous les prétextes les plus divers.34
Sur les rapports entre ces héritiers nous renseignent les trafics
vite installés, leurs vicissitudes et résultats obtenus ou espérés, les
tensions et conflits y compris ceux qui les opposent aux seigneurs,
tant qu'il y en a eu, et aussi progressivement, acquisitions et ventes.
Tout de meme, hommes et femmes, si héritiers, valent ce qu'ils ont
hérité au cas meme OU cela motive des activités, des décisions, tendant
a augmenter, améliorer ou tout simplement, changer dans la
mesure du possible, leur sort. L'archipel présentant des situations
tres variées, le pays qu'il forme ne donne, cela va de soi et c'est le lot
de chaque pays, une image uniforme, loin de la.
Quel héritage? L 'ile Utopie?
En quelque sorte, les conquérants, leurs alliés locaux et les nouveaux
venus héritent du pays, les terres, les femmes, les enfants
aussi qui leur sont confiés pour devenir de bons chrétiens. Un premier
regard suggere la formation d'une société rurale par ce partage
34. Dans la bibliographie nous avons voulu retenir un nombre significatif et un
choix assez large de titres il ce propos et sur les responsables de I'administration civile
et militaire en Amérique, originaires de l'archipeI.
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des terrains cultivables. La forrnulation meme des datas montre toutefois
que ces paysans représentatifs d'a peu pres toute la Péninsule,
proviennent d'un monde dont l'économie et la société son depuis
longtemps fortement monétisées. Les mentalités, ou mieux, les sensibilités
reflectent les tensions pour ne pas dire les angoisses, la peur
que vivent des gens soumis aux calculs et aux spéculations
monétaires.35
Alors que le continent participe difficilement au cornmerce
transatlantique, des le départ, aux Canaries la production se destine
al'exportations. Sans doute l'exemple récent et proche de Madeira y
est pour quelque chose. L'ile portugaise avait vécu sa grande aventure
sucriere, connu les premieres crises de surproduction, qui l'ont
contraite aune sorte de planification du cornmerce et de la production.
En bien, il est question souvent de planter la canne asucre, de
faire construire des ingenios, Alonso Fernández avant donné le bon
exemple quoiqu'en mauvais administrateur. C'est bien au cOIIlll:erce
que s'adresse la construction canarienne d'une éconornie, tres surveillée
ou du moins, mise en place dans le détail, puis parfaitement
prise en charge par les colons.
Or il n'y a pas que le sucre, dont nous insistons sur le tour du
monde accompli gn1ce aux gens des Canaries.36 Nous n'avons pas
calculé quelle surface les datas de Tenerife destinent á la plantation
de la canne. Il eut été payant de comparer cette surface acelle promise
au vignoble, importante également. L'Amérique vien d'etre
découverte qui recevra une bonne partie de la production insulaire
devant etre alimentée quelque temps selon le palais méditerranéen,
tandis que l'Angleterre boit encore son bordeaux et les vins péninsu-
35. Ceci au plus haut niveau. La religiosité du marchand-banquier, les oeuvres
d'art, les établissements de protection des pauvres et des malades ne s'expliquent pas
autrement. Cf. Stratégie des affaires aLisbonne, Pans, 1956, p. 19 sur la fin misérable
d'un marchand-banquier banqueroutier en Castille.
36. Cf. Jacques BERTIN et al. Atlas des cultures vivrieres. Paris, 1971, 15:
«Canne á sucre».
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La formation de la société canarienne 359
laires de Lisboa ou ailleurs.37 Le vin que les producteurs ne boivent
généralement pas, fait de l'argent.38
La premiere société canarienne qu'établissent les hispaniques se
tourne vers le commerce. Nous avons eu l'occasion de montrer comment
au début du XVle siec1e, faute d'especes monétaires, ont lieu
des jeux intenses de compensations, traspasas de dettes et créances.
«Un monde terriblement animé», par la fréquence des contrats
devant notaire, fit le bonheur de générations successives de
chercheurs.
Tres rapidement, ces Hes se voient autorisées a exporter vers le
Nouveau-Monde leurs produits, quoique la Audiencia de Las Palmas
attende environ un quart de siec1e sa création. Combien la place
que l'archipel prend dans l'histoire mondiale est excessive par rapport
a sa surface et a sa population totale, cela a été répété. Comme
un second Portugal, l'ensemble des lles oeuvrent a la formation du
Nouveau-Monde, d'abord en le nourrissant, avec leur bétail, des
farines, en meme temps que du biscuit est expédié vers l'Afrique,
avec des conserves et du fromage, puis du sucre et du vino Sollicités
ou commandées de le faire, elles vont au dela. 11 ne peut pas etre
question d'étudier ici les rendements qui n'ont pas épuisé le pays,
loin de la, quels que soient plus tard par exemple, les méfaits de la
spéculation sur le vin, suscitée par les Anglais. Sans parler des hommes
eux memes (des spécialistes, pour le moment), retenons que
déja vers 1613, quand le Brésil n'est plus une lointaine promesse
(quoi qu'il le demeure encore de nos jours), son marché, ajouté a
celuis de la Guinée semble aux responsables de Tenerife ridiculement
étroit, car il ne demande que le cinquieme de ce que l'He
peut exporter.
Bien que les Hes ne soient pas a la taille de l'Amérique, elles
l'ont ensemencée et fait grandir. D'abord on perc;oit les Hes occidentales
comme la suite d'un meme monde insulaire; les indigenes rap-
37. Le roi Edward III favorisa les bordeaux, ses vins, contre ceux de l'ennemi
fran«ais, en 1373 et 1401. Le roi de France maintint les privileges en 1453. Me
s'agist-il pas de vins pour le palais (la cuisine, la table) anglais comme le sera le
porto? Cf. Roger DION, Histoire de la vigne et du vin en France des origines eu
XIXe siecle. Paris, 1959, p. 38. A propos des vins des Canaries aussi il y a des gol1ts;
et des spéculations sur l'un parmeux.
38. Cf. En Espagne: développement économique, subsistance, déclin. Paris,
1965, p. 31 et s., tableaux, p. 82 et s.
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360 José Gentil da Silva
pellent ceux des Canaries, le pays ressemble a Tenerife, peut-etre
plus beau encore, rajoute Colomb l'homme aux yeux qui voient, a
l'esprit qui cree, le seul véritable inventeur d'un monde nouveau
dans la mesure ou ceux qui ont vu l'Australie et d'autre Hes lointaines
ont été priés de se taire. Il y a dans ses messagesjusqu'a l'invite
agréable ace monde inquiet, mis en appetit, car ces pays d'Occident
manquent d'hommes, tout y est qui définit les deux grandes lignes de
formation de ses sociétés: l'attachement a la terre sans doute, l'ouverture
sur le grand large qui ne le contredit paso
Regardons encore une fois a l'oeuvre notable de Alonso Fernández
de Lugo. En distribuan des surfaces plus ou moins grandes,
il s'adresse aux conquérants, peut-etre en majorité des paysans atTamés
de terre et relativement jeunes, tant est rare le sobriquet viejo,
plus que celui de coxo dans lequel nous pouvons voir un lourd souvenir
des guerres. De beaucoup nous pensons qu'ils soient célibataires
car on attend qu'ils se présentent avec une femme pour participer
a ces largesses. Le quartier de Mancebia a San Cristóbal et d'autres
références aux femmes de mauvaise vie qui ne sauraient étonner
dans cette société insulaire tellement blessée par les migrations forcées,
de meme qu l'isolement sans doute fréquent explique la présence
mal vue mais utile de solteras.39
Ceci dit, en dehors des lignages, des ensembles familiaux s'engagent
dans l'oeuvre commune. Tel récipiendaire s'accompagne de
son beau-pere, de leurs fernmes et enfants respectifs, tel autre d'un
frere également chef de famille, qui de ses quatre enfants, de son fils
39. Nos civilisations ont tres vite fait un mauvais sort aux femmes célibataires;
sur la méchante réputation des solteiras et les équivoques que le XIXe siecle y a probablement
ajoutées cf. par exemple notre artic1e «A mulher e o trabalho em Portugal
», A mulher na sociedade portuguesa. Visao histórica e perspectivas actuais.
Actas do colóquio... Coimbra, 1986, 1, p. 263-307, p. 271-3; la destruction des
industries urbaines, en particular aFlorence apres les Ciompi, a été suivie de l'établissement
de lupanars. Il s'agissa d'habituer les hommes aux relations heterosexuelles,
d'employer les remmes en les dominant, de faire des profits y compris par
la location d'immeubles. Cf. Richard C. TREXL «La prostitution florentine au XVe
siec1e»,Annales, E.S.C., 1981, n.O 6, p. 983-1.015, aussi, Jacques ROSSIAUD,
«La prostitution dans les villes fran<;aises u XVe siéc1e», Communications, 1982, n. o
35, p. 68-84. Parmi les ingrédients de la <<leyenda negra»: daisme et bigoterie, pudibonderie
et effronterie, on trouve aussi la prostitution des Espagnoles, cf. Sverker
ARNOLDSON, La leyenda negra. Estudios sobre sus orígenes. Goteborg, 1960.
Le monde industriaiisé reprit les pratiques et les méthodes du XVe siec1e.
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La formation de la société canarienne 361
probablement adulte. Quatre freres s'établissent ensemble. Ce sont
la des réalités que nous retrouverons graduellement renforcées. Pour
le moment, c'est une chose de disposer d'un terrain, d'un herido qui
en assure la culture, éventuellement invite a installer un molino ou
un ingenio selon les cas, que l'on songe a aprovisionner une cité proche
destinée a grandir, ce qui met tout de meme en appetit de participer
a la vie économique. L'alliance ville-campagne dont on souligne
trop souvent l'aspect ancien, persista en faitjusqu'a, la seconde guerre
mondiale, heureusement, et assure encore aujourd'hui la survie
de maintes banlieues. Plutót qu'une caractéristique rétrograde, nous
pouvons y voir une ouverture réciproque et stimulante sinon
essentielle.
Le boucher, le fromager, le sapatero et les vaqueros relativement
voisins, puis le forgeron qui n'est pas sans avoir des rapports
avec le tonnelier, le charretier ou le coutelier, le constructeur de
navires, le marchand, allient tous la possession de la terre et le commerce,
local ou déja ouvert vers l'extérieur. Le tejero indispensable
certes mais aussi le doreur, pourvus de leur propre terrain rentable
cotoient dans ces engagements le mestre de azúcar et les marchands
nationaux et étrangers qui s'installent épousent une dame du pays,
donnent naissance a des familles aux noms hybrides. Parfois certes
l'absentéisme montre tout de meme le bout de l'oreille, par exemple
quand un vecino de Cádiz achete a Alonso Fernández de Lugo trois
naviers et acquiert 60 f. en Gran Canaria qui justifient la construction
d'un ingenio.
Une vue pratique des réalités tenue aussi par les pressions
sociales, allie dans cette course a la propriété des terrains insulaires,
des gens qui ne les cultiveront certainement pas plus que beaucoup
de ces artisans, et les curés, regidores, greffiers, le alguacil, tout en
accordant, c'est certain, une situation dominante a, par exemple,
Pedro de Vergara alcalde mayor, a la propre famille de Alonso Fernández,
a leurs criados.
Pour la bonne bouche ajoutons la data concernant Diego Fernández
en 1513. Ce'travailleur rejoint le boucher propriétaire d'un
herido de un molino et tous ces petits seigneurs. Pour sa part il
prend possession de troisfanegas y cuarto de tierra para casas y
viña en esta villa, linderos con Juan Zapata y Juan Afonso. C'est
Pedro de Vergara qui les mesure. Le vigne qui demeure durant tout
le siecle la culture préférée des paysans castillans et en a enrichi un
bon nombre dont les fameux Ruiz Embito, sera ici al'origine d'im-
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362 José Gentil da Silva
portantes exportations qui ne sont pas toutes un «commerce de
luxe».4o
Il ne s'git pas d'une ces Utopies que de bons esprits imagineront
par la suite, car I'He existe, mais le souci de veiller achaque détail a
quelque chose certes d'utopique en allant notamment jusqu'a interdire
parfois de planter de la canne, ce qui peut sembler contradictoire
a premiere vue si I'on considere les exces provoqués plus tardo
Mieux que les réalisations éphémeres, d'émigrants généreux autant
que velléitaires, au Brésil par exemple déja au XIXe siecle, la construction
d'un pays réussit aux Canaries. Ce n'est, ce ne sera pas un
pays colonial, entre autres parce que les projets allant dans ce sens
échouent. En fin de compte, les Hes ne serontjamais anglaises, leur
histoire comme tout autre, ne présente pas que des images roses,
mais ajoute continuellement des éléments nouveaux a la formation
d'une société dont l'homogénéité s'enrichit et se renforce, tout en
reconnaissant progressivement la réalité de ses origines «guanches»,
hispaniques, diverses.
40. ef. Manuel BASAS FERNANDEZ, Testamento y bienes del mercader
burgalés Vitores Ruiz Embito, hermano de Simón. Burgos, s. d., 23 p. Des ventes de
vin étaient au départ d'une fortune que les exportations frauduleuses d'or n'ont pas
empéehée de servir le roi et s'en servir, avant de périeliter: ef. José Gentil DA
SILVA, Banque et crédit en ¡taUe au XVIle siecle, 1. Paris, 1969, p. 305-6 et 599.
Par ailleurs, le vignoble es la forme la plus mobile de la propriété terrienne; les humbies
en aehétent, en vendent en donnent en dot a ·leurs filies qui se marient.
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La formation de la société canarienne
2. PARTICULARISMES ET IRRADIATION CANARIENNE:
AFFIRMATION DU GROUPE FAMILIAL
363
a. Particularismes et altérité, au départ de l'esprit de relatian
b. La disposition naturelle ti I'assaciation d 'efforts
et ses déboires
c. Particularismes et initiatives locales
d. Sens politique et grégaire lace aux changements
e. Ampleur de l'espace relationnel, son róle
Particularismes et altérité, au départ de l'esprit de relation
Paree que l'ensemble des sociétés européennes prennent forme
en meme temps, il nous faut considérer quelques aspects marquants
de la sociologie politique a l'époque. Apres les Rois Catholiques,
sous les Habsbourg dans un Etat ainspiration impériale, les particularismes
caractéristiques des fédérations dynastiques41 prennent du
relief malgré l'échec des comunidades et autres germanías que
l'empereur a méprisées alors qu'elles comptaient sur luí. Les Espagnes
s'éloignent ainsi et encore du modele fran<;ais et portugais de
concentration du pouvoir royal.42 Facilement accusé d'inefficacité,
l'Etat espagnol demeure tout simplement davantage libéral qu'interventionniste.
Le protectionnisme se manifeste comme acontre coeur
ce que fait qu'il défende malles intérets des sujets et plutót semble
les brimer. En effet l'équilibre meme des représentations politiques
41. Rappelons sur les particularismes, par exemple, Banque et crédit, cit., p.
401,404-5,451,530, 593, 627, 661, 665, 667-8, 671, 706.
42. Sur les caractéristiques exemplaires de concentration du pouvoir par l'Etat
fran~ais, que la Prusse imitera en acceptant des pressions patronnales, cf. Bertrand
BADIE et Pierre BIRNBAUM, Sociologie de I'Etat. Nouvelle édition. Paris, 1982.
Rappelons il propos de I'empereur, J. MALDONADO, La revolución comunera...
éd. V. Fernández Vargas. Madrid 1975, p. 220 et 224.
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364 José Gentil da Silva
bien per<;u dans les assemblées locales empeche des prises de position
favorables atel ou tel groupe. Les organisations verticales sont
prises par une sorte d'aboulie, desrigidités les rendent lourdes et
obsoletes quelle que soit la justesse des analyses dues aux agents de
la couronne, la force des revendications et l'ambition des
réformes.
Ailleurs, en Angleterre et en Ecosse43 ou aux Payx-Bas septentrionaux
par la suite, des instances de décision centralisées et soumises
aux presions sociales et économiques des provinces s'attachent a
mobiliser le capital social44 por l'engager dans des opérations qui se
taillent une confortable part du marché mondial et leur assurent une
bonne rétribution malgré spéculations et rebondissements.45 Retenons
tout de meme que les Portugais par la production du sucre destiné
a une large consomation et la mainmise sur le poivre et les
épices étaient sensibles aces réalités du marché parfaitement formulées
de nos jours. Si nous comparons les mondes hispaniques aces
sociétés du nord-ouest européen c'est comme si un libéralisme atendance
déjil planificatrice quoique empiriquement, s'opposait il une
démocratie aussi visionnaire que figée dans ses certitudes et ala longue
conservatrice.46
43. En plus de l'ouvrage de Alan MACFARLANE, The on"gin 01 English
Individualism, cit., cf. par exemple, Marc BLOCH, Seigneurie Iranqaise et manoir
anglais, Paris, 1960 et, au bout du processus, John TURNER, éd. Businessmen and
Politics. Studies 01 Business Activities in British Politics, 1900-1945. Aldershot,
1984.
44. Sur la mobilisation du capital social, cf. L. S. PRESSNELL, «Public
Monies and the Development of English Banking»,Economic History Review, 1952,
2esér., vol. 5, n.O 3, p. 378-399, et, du meme, Country Banking in the Industrial
Revolution. Oxford, 1956, XVI-591 p.
45. Sur la nécessaire domination d'une part du marché mondial, cf. José Gentil
DA SILVA, «La Monnaie: note sur le champ et les agents de son usage»,L 'argent et
la circulation des capitaux dans les pays méditerranéens (XVIe-XXe siec/es). Nice,
1980, p. 83-110. Sur la formulation actuelle du principe, cf. Jacques FONTAINE,
«Le secret d'LB.M.», Expansion, 1977, n.O 113, p. 91-97 et aussi, Bro UTTAL,
«How the 4300 Fits LB.M. new Strategy», Fortune, 1979, vol. 100, n.O 2, p. 58-64,
et'Walter GUZZARDI, Jr. «The Bomb LB.M. dropped en Wall Street», ¡bid., id.
n.O 10, p. 52-56.
46. Cf. lrnmanuel WALLERSTEIN, The Modern World-System. Capitalist
agriculture and the On"gins olthe European Wordl-Economy in the Sixteenth Century,
L New York, 1974, p. 348: «Capitalism is based on the constant absorption 01
economic loss by political entities, while economic gain is distributed to «private»
hands (...)... the economic factors operate within an arena larger than that which any
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La formation de la société canarienne 365
La force anglo-saxonne et néerlandaise réside en fin de compte
dans le fait que l'Etat et la Nation ne s'affrontent pas dans leur
action extérieure tout au moins, ce qui existe autant dans les cas des
Hispaniques que des Portugais et des Fran~ais. De ces demiers, le
royaume de France poursuit son orientation qui dépasse le cadre
absolutiste, dans l'intervention de l'Etat sur la vie sociale, économique,
religieuse. Au Portugal qui suit une politique semblable, l'interlude
castillan mécontente las noblesses et au premier rang, la grande
maison de Bragan~a, tout en multipliant les manifestations frondeuses
dans un crescendo qui facilite le coup d'état de 1640, nullement
populaire mais justifié, en devenant officiellement libération nationale.
Sous les gens de Bragan~a qui avec ceux de Infantado exploitent
une bonne part du pays, le premier empire portugais sombre
définitivement. Pour sa part la France demeure toujours aussi peu
inclinée il s'agrandir au delil de ses frontieres tant elle tient illes consolider;
1'Etat gagne incessamment en force et multiplie les robins
héritiers des gens capables des provinces aux activités énervées en
faveur de seul centre parisien de décision. Celui-ci devient le modele
continental, puis universal d'Etat que par exemple la Prusse adoptera,
et, en revanche les Espagnols n'essayeront de copier que tard et
sans l'adapter, comme les Portugais pourtant déjil engagés sur la
voie de la concentration du pouvoir. Fort de sa réus site, le modele
anglo-saxon d'économie aura séduit les élites qui prQfitent des relations
marchandes dirigées il' Londres.
C'est graduellement que les espaces OU les relations salariales
de production imposerent le capitalisme dominent le monde. La vieille
City carrefour des activités provinciales britanniques, Amsterdam
coeur des états néerlandais, imposent progressivement leurs
méthodes, leur volonté, leur style de vie. Tout ceci compte dans la
formation de la société canarienne, ouverte et dynamique mais placée
entre la violence capitaliste et la puissance seigneuriale. La «tradition
» aura fréquemment épousé la modele étranger et condamné le
political entity can totally control». «La faiblesse des états, ou leur intérét méme,
laisse le premier role aux hommes et aux familles»: José Gentil DA SILVA, «Au
coeur de l'économie marchande: les monnaies et autres moyens de paiement et de
crédit», Actes du l/e Colloque international d 'Histoire Economies méditerranéennes:
équilibres et intercommunications. Xl/le-XIXe siécles, 1. Athénes, 1985, p.
233-293 et p. 239.
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366 José Gentil da Silva
souci de rechercher l'équilibre entre les intéretes locaux souvent
concurrents.
Sur ce suje compte la lettre royale selon laquelle tous les hispaniques
sont autorisés aembarquer adestination des Indes les produits
insulaires, communiquée en 1508 a la Casa de la
Contratación créée aSéville en 1503; en outre sont de conséquence
les mesures destinés protéger les embarcations. L'Angleterre avait
déclaré la guerre a l'Espagne, le Portugal et la France s'étaient
ligués; les Huguenots hantaient la Floridem les Portugais étaient
chez eux aux Canaries comme aux Amériques. A ce propos, l'emploi
sur les petits bateaux sans artillerie de maitres et pilotes n'étant
pas spécialisés de cette navigation fut réglementé, le contróle attribué
aux autorités locales. Seulement en 1558 on attribue aux résidents
le commerce insulaire, aussitót consenti a tous les sujetes et
encore réservé aux gens des Canaries.
Aux jalousies avec Séville s'ajoutent celles entre les Hes qui
rendent difficile l'établissement d'un officier devant vérifier la provenance
des marchandises exportées. Mais essentiellement ce sont les
menaces croissantes contre la commerce qui font légiférer, en adoptant
par exemple le systeme des convois et le retour directement a
Séville. Un siecle presque apres la découverte, les Anglais ne reculent
plus devant les méthodes, attaquent les cótes américaines et en
pillant Cadix enrichissent leurs bibliotheques.
Aussi des le milieu du siecle les populations formaient-elles des
milices; a Tenerife on construisait des frégates pour défendre les
cótes, sans éviter l'attaque néerlandaise ala fin du siecle. Ce duel
exprime en fin de compte l'incapacité des pays capitalistes de
triompher sans détruire leurs rivaux. Il ne peut etre question de capitalisme
dans un seul pays. Les sociétés hispaniques particulierement
actives doivent s'y plier, y compris les Canaries. Cependant ici, l'accueil
des étrangers n'exclut que leur domination politique et
religieuse.
La préoccupation persiste et se renforce en «Espagne» de
l'existence d'hommes différents dont l'adhésion au monde hispanique,
chrétien, ne doit rien ti la force des armes. Elle persiste ou peutetre
se faitjour graduellement du XVle au XVIIe siecle. On en aurait
trouvé en «Espagne» meme; par ailleurs, en reprenant l'histoire de
la soumission des «Guanches» se démontre l'inanité des expéditions
militaires. Une meme «foi» partagée grace" a la Vierge, voila ce qui
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La formation de la société canarienne 367
compte. Cette meme «foi» anime les hommes courageux et loyaux.
Cet interet croissant pour l'histoire n'est pas a démontrer.47
Cet état d'esprit domine aussi dans l'archipel. Ce pays réunit
des gens de nationalités multiples quoique plus ou moins disposés a
intégrer un ensemble composite. Il n'est pas nécessire de revenir sur
la présence portugaise, l'influence que les Portugais ont pu avoir sur
l'industrie sucriere. Souvent concurrents, les vins des archipels de
Madeira et des A<;ores témoignent du meme esprit constructif a
l'égard de l'Amérique et de la préparation de son palais méditerranéen
en grande partie made in Canan'as, receptif a tous les apports y
compris linguistiques. Certes il n'y a pas que le Nouveau-Monde.
Marchands et producteurs, pecheurs, pillotes et paysans, ils participent
aux commerces du Nord, dans un semblable effort pour élargir
a l'Europe centrale et orientale le marché atlantique, africain, asiatique.
Cela ne va pas sans provoquer des problemes carbon nombre
de ces Portugais gardent une sensibilité juive, davantage autogestionnaire
peut-etre que nationale;48 leurs entreprises dont la préfiguration
trans-nationale est évidente montrent trop tendance a dessiner
des stratégies globalisantes qui facilement contrarient les intérets
des Etats ou bien doivent pactiser avee eux. En somme, ils sont a
l'aise sur l'archipel.
Du Nord, la participation «beige» aux trafics, ala production et
a la vie péninsulaire et canarienne tout court ressort du nombre des
voyages et des établissements des la premiere moitié du XVIe siecle
et s'amplifie ensuite, pour reprendre avec le colonialisme beIge du
XIXe. Attirés par le sucre, puis par le climat, par les conditions générales
du pays, les voila des Canariens. D'autres, Fran<;ais, «Allemands
», «!taliens», Maltais n'y manquent paso Les marchands
anglais eux-meme s'installent; ils occupent le saint office, renaclent
a participer aux manifestations religieuse, poussent ala spéculation
qui sacrifie des terres céréalieres au vignoble davantage
rentable.
L'emploi d'Africains ajoute une force de travail aux planta-
47. Rappelons J. WEINER, «La incorporación del indígena a España...», p.
39 et s.
48. Cf. a ce propos, José DA SILVA, «Les juifs portugais entre Lisbonne et
Venise. Une autre vision de la Méditerranée et de l'économie, XVle-XVIIe siec1es»,
Studi Veneziani (sous presse).
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368 José Gentil da Silva
tions, un apport humain et ostentateur aux maisonnées. Leur droit a
former des familles préoccupe certains, celui d'exercer un métier
n'est pas absent.
Sur place, la construction navale accompagne l'industrie de la
peche qui rapidement prend de l'importance quoique les salaires y
semblent bas, et tire parti du róle d'escale dévolu a l'archipel. Nous
verrons ces pecheries former des marins. Ouverte, cette population
insulaire a en effet le culte de la famille. Faute de pouvoir affirmer
que l'espace relationnel, c'est-a-dire le nombre de personnes par
ménage soit élevé, comment ne pas etre sensible, en vue aussi des
réalités ultérieures, a l'apparente fréquence de ménages avec trois,
quatre, cinq et six enfants. Nous voulons croire que l'ambiance tres
riche humainement que José Anchieta a connu, vingt personnes
chez les siens, n'ait pas été exceptionnelle.
La disposition naturelle a 1'association d 'efforts et ses déboires
Cette population énglobe donc des héritiers et des nouveaux
venus qui la rejoignent continuellement, attirés par les conditions de
vie, les chances toujours possibles et des cadres sociaux graduellement
stabilisés mais qu'ils fa<;onnent tous cependant. 11 a été observé
justement que l'absentéisme donne naissance a des élites formées
par les divers agents du seigneur. L'administration royale et ecclésiastique
ajoutent ou opposent a ces groupes, a l'administration
locale, d'autres qui apportent a chaque He des signes et des moyens
de manifester sa prépondérance ou son identité tout simplement.
Certes toute la population n'est gagnante de ce mouvement qui en
quelque sorte gonfle le volume pris par l'archipel dans des trafics,
des affaires, des horizons, et presque nécessairement contrarié a
Séville, a Madrid, a Londres.
En fin de compte, de toutes ces formes de pression résultent des
ouvertures dont on peut penser qu'elles aident un individualisme sui,
generis. Cet individualisme en effect se dégage en Péninsule Ibéri- !
que, aux Hes Canaries comme dans les possessions portugaises tres
diversement de celui qui aux Hes britanniques donna naissance aux
rapports capitalistes de production. En conséquence il aura toutes
sortes de difficultés a s'exprimer dans le langage politique et économique
universalisé par le capitalisme anglo-saxon. Quoique tres
collé au cadre familia! aux Canaries cornme daos les archipels portu-
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La formation de la société canarienne 369
gais, cet individualisme demeure propice a la création de nouvelles
entreprises et a l'adaptation a d'autres conditions de vie que les habituelles.
Le penchant familial et local manifesté parfois comme une
sorte de revanche sur les étroitesses expérimentées, traduit l'exigence
humaine d'un espace relationnellarge au sein de la parentele,
d'autant plus que le milieu étriqué est, parce qu'insulaire, relativement
isolé.49
Ainsi armés face a leur destin, ces hommes, ces femmes font
des agents parfaits de ce que le XIXe siecle interprete comme l'expansion
imperiale. C'est dire qu'ils ne se limitent pas a suivre les
orientations du grand c;ommerce. Toute sorte de trafics completent
les flux dominants en les contoumant souvent. Le sucre demeure
durant le premier quart du XVUe siecle et au dela, un prouduit
exporté que les «Flamands» achetent aux Canaries, meme si en partie
il provient du Bresil par exemple. Pourquoi compte-tenu de ce qui
vient d'etre rappelé, les Canariens n'en produiraient-ils qu'aux
Canaries meme?
Du XVUe au XVIlIe siecle, les techniciens des Canaries et de
Madeira ou du Portugal travaillent davantage au Bresil et a Cuba
que sur l'archipel autrefois foyer de la création du marché sucrier.
Ils sont tres en avance sur les méthodes utilisées a la Jamaique et
aux Barbades. Que leur excellence ne nous fasse cependant pas
négliger les autres sortes d'hommes et femmes que l'Amérique attire
également, elle aussi comme les Canaries demanderesse de cadres a
ces époques.
En outre dans leurs Hes aussi, les Canariens poursuivent des
activités rémunératrices en innovant. La distillerie a fait fortune au
XVIle siecle et pas seulement ici.50 Parmi les boissons qui changent
les habitudes populaires, l'eau-de-vie précede le café et le thé. Les
49. Ces traits nous ont été en etTet suggérés par l'étude de l'archipel de
Madeira: cf. «Influence de l'insularité ,sur le milieu familial: le cas de Madeira»,
Colóquio intemational de História da Madeira (1986).
50. Cf. iI ce sujet R. DION,ouvr. cit., et par exemple, J.-E. CASARIEGO,EI
marqués de Sargadellos. Los comienzos del industrialismo capitalista en España.
Oviedo, 1950, p. 51-2, sur l'importance du cornmerce d'eau de vie, ainsi que M. J.
VOLKOV,Essai sur l'histoire du commerce en Russie, deuxiéme moitié du XVIle
siécie, premiére moitié du XVlIle. La production d 'eau de vie (en russe). Moskva,
1979, et encore, A. I. GONTA, «Les débuts de l'industrie de l'alcool daos la Moldavie
féodale» (en roumain), Anuarul lnstitutului lstorie si Arheologie, 1971, 8.
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370 José Gentil da Silva
cargaisons d'eau-de-vie pour l'Amérique enregistrées au départ de
l'archipel dépassent en volume celles du vino Quant a celui-ci au
temps de sa fortune anglaise, ses marchés se diversifient.51 Une
société composite défend exactement par toutes ces formes de diversification
des activités payantes.
11 en dérive un flux de fonds relativement important. Nous
venons de dire que les Canaries semblent un second Portugal, sans
exagérer, au contraire. Par exemple en 1570-71, l'archipel re¡;:oit de
Séville52 deux fois la valeur de l'or expédié au royaume (2,38 exactement)
et s'il ne lui est envoyé que le septieme de 'argent, c'est que
le métal blanc des Portugais se destine a la Chine OU il rapporte. Que
feraient les Canariens de cet argent? Les importations légales d'or
par la voie sévillane (2.291.000 maravédis qui avec l'argent font
10.870.000 mrs.) laissent penser a des tresors accumulés dans les
sept ileso Officiellement ils s'expliquent par des ventes de vin, des
remboursements de la Casa de la Contratación, des «procurations»
et des «travaux divers» équivalant sans dout a une bonne part de
remises de Canariens expatriés; ils se destinent d'apres les déclarations
prétées, a des achats de vin et de fruits, de marchandises diverses,
de perles et de bijoux.
Par la suite, si nous ne disposons guere d'autres documents
d'égale précision, différents indices concernant les biens de défunts,
et les travaux réalisés, acquisitions de terrains et maisons, sont la
pour témoigner encore, du moins, d'un courant continuo Les bénéficiares
ne sont cependant pas toujours des héritiers ou des parents,
loin de la. C'est, par des voies qui restent a étudier, le patrimoine
social qui s'enrichit.
La sorte de revanche que nous venons d'évoquer se combine
avec l'expression des sensiblités et de la foi religieuse, l'affirmation
nécessaire de l'autorité et pour le moment, tres fortement gnlce aux
«vins de luxe», l'ostentation d'une richesse gloutonne.
Sans doute les gens arrivés du continent eurent depuis toujours
soin d'acheter des objet de culte, des images venant du «pays»,
d'installer les conceptions dominantes du batiment et de l'architecture,
puis au XVlIe siecle s'adresserent aux Pays-Bas foyer artisti-
51. Sur la diversification, rappelons J. EVERAERT, bibliographie (3).
52. ef. 1 En Espagne, cit., p. 78 et s.
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La formation de la société canarienne 371
que;53 qui sait quelle opinion avaient des retables et autres oeuvres
d'art ceux qui contribuient a leur payement? Ce qui se passe
aujourd'hui suggere la question impertinente peut-etre. Quoi qu'il en
soit et naturellement, les tailleurs de pierre portugais rompus a la
satisfaction de commandes pour les forteresses et palais lointains,
les andalous, les sculpteurs «italiens» donnérent leur concours a
l'habillage d'un esprit collectif. D'etre sculpteur cela suffit pour
créer un patrimoine, maisons, terres y comprisvignobles. Mais le vin
n'explique pas tou1.
Couvents qui ajoutent leur volume au paysage urbain al'égal de
ce qui se passe sur le continent, églises et chapelles, affirment la
«foi», sa force, sa richesse et sa beauté au moins extérieurment.54
Quand elle prend les biens laissés par le Portugais Duarte Henriques
Alvares qui s'est enfui en Angleterre, l'inquisition peut envisager
ou payer ala fin, des travaux qui en imposen1. Surtout aTenerife
certes, on démolit pour construire. Tout ne va pas aux batiments
publics. Qui un solar, qui une maison con sus bodegas, on en batit,
on las «multiplie». Cet empressement continue, aidé encore au
début du XVIIIe siécle, par les résultats de la flambée des prix des
vins «de luxe». D'Angleterre viennet des chaises, des meubles, des
armoires et, plus rares, des carosses.
Quand le vin des Canaries ne justifie plus les exagérations spéculatives,
des Indes parviennent bon an mal an, les 50.000 pesos
autorisés, officiellement. Apres la guerre, la moyenne annuelle de
ces trésors en dépasse le double. De quoi imaginer des motivations
pour lutter pour la vie, sinon se facher. Se facher, il y a tout de meme .
de quL Cet or, cet argent ne circulent paso Aux Canaries on se sert
53. A ce propos aussi, iI nous a semblé que la bibliographie mérite un traitrnent
privilégie.
54. cr. par exemple, G. LABROT, «Lc eomportement eolleetir de l'aristocratie
napolitaine du XVle siec\e au XVIIC», Rel'ue hislorique, 1977, n.O 523, p. 45-71;
sur les conséquences du luxe au Portugal. el'. Albert SILBERT,Le Portugal méditerranéen
ti lafin de l'Ancien Régime, Paris, 1966. n. p. 792 et s. Le XVllle siéc\e se
dut de préciser le róle économique du luxe. rcdresseur de l'inégalité des conditions, en
mettant iI contribution le superflu des uns pour subvenir ala nécessité des autres». cr.
Isaac de PINTO Essai sur le luxe (1752. éd. par M. B. AMZALAK, O economista
Isaac de Pinto.... Lisboa, 1960. p. 217-230. CL José Gentil DA SILVA, «De la
modernité du XVle siéc\e au sévere mais riche XVlle: sur les monnaies instrument politique
», Etudes d'Histoire monétaire (Xlle-XIXe siec/es) , Lille, 1984. p. 397421.
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372 José Gentil da Silva
de méchantes pieces démonétisées et, avec elles, des reales bambas,
monnaie sans valeur et fausse monnaie.
La circulation monétaire appauvrit done ceux qui travaillent
contre une rétribution en argent.55 Les autres, avee l'or et l'argent
ont le dessus, mais non sans peine. Les circonstances meme de
l'arrivée du pactole font ronger son frein. Les comptes difficilement
compréhensibles des agents de l'administration dénoncent ce que les
aléas du commerce et des navigations pesent sur les esprits et les
sensibilités. Une année portant l'autre, jusqu'en 1748 chaque fois
arrivent des pesos, mais combien, pour qui? Il faut attendre, compenser
les mauvais résultats grace aux meilleurs, si possible. Un
sens du moyen terme exige du courage sinon de la dureté. Une fois
la guerre finie, qui peut attendre eneore voit les tres bonnes années,
1753, 1754... Enfin le moral revient, pour pouvoir se justifier et
avoir bonne conscience en gagnant sur le change; il est temps de
dépenser ou tout au moins d'acquérir, de s'aguerrir, mais aussi
carrément de se satisfaire en luttant pour le pouvoir.
Que tout ceci marque les hommes, les use et contribue a les
éloigner déja de la communauté en formation! Quand on sait que les
pieces bambas (faut-il comprendre que bonnes pour les negres?) et
les provinciales demeurent utilisées jusqu'en 1776, on imagine les
bénéfices. Mais que de tracas pas nécessairement oubliés meme si
écartés par un geste opportun, un don généreux! L'apreté, l'égoisme
méme se décantent et s'ils préparent dans le bonheur revenu, des
attitudes optimistes sur un fond noble, ce n'est pas qu'ils effacent les
le(fons de rigueur qui ont fait triompher des angoisses passées.
Les perdants eux aussi portent les traces d'espoirs, angoisses et
blessures. Le cas échéant leur mauvaise humeur s'exprime.
Particularismes et initiatives locales
Des différences criantes, les tensions qui en découlent fatalement
divisent cette société, et au premier plan ont des raisons géo-
55. A ce propos, er. Banque et crédit, cité, en partieulier, p. 315 et s. et «A
propos de Niee: dépréeiation de la monnaie eourante et proteetion des patrimoines
(xvle-xvIIle siéeles)>>, Annales de la Faculté des Lettres et Scíences humaines de
Nice, 1979, n.O 37, p. 45-68.
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graphiques. n semble que parler de Canarios a propos de tous les
habitants de l'époque, cela manque autant de propriété que d'appeler
Guanches l'ensemble des populations pré-hispaniques. Ces simplifications
dérivent probablement de la vision qu'a Madrid on
pouvait avoir d'une colonie lointaine mais pas tropo Les Anglais
auraient plutót tendance a référer Tenerife, leur affaire.
A en croire les réactions locales a la réglementation du commerce
avec l'Amérique, les responsables des différentes Hes se
préoccupent surtout de ne pas laisser aux autres les retombées que
représente toute implantation administrative. La Gran Canaria
logeait le Tribunal du saint office et la Audiencia ce que jalousaient
les gens de La Palma. En 1564 par exemple, ces derniers s'opposent
a ce que une Casa de la Contratación soit encore établie en Gran
Canaria pourtant marché des esclaves que l'archipel achete. De
meme cette ile et Tenerife refusent qu'un Juez de registro (pas un
Juez oficial que Séville conteste) officie a Santa Cruz de La Palma.
ny aurait donc trois fonctionnaires, un pour chaque ile, celui de Las
Palmas regardant également aux navires de Lanzarote, Fuerteventura
et Gomera, ce qui ne semble pas idéal pour ces derniers au
moins, s'il y en avait.
Quand au temps de Philippe II la Couronne songe il intervenir
et limiter aux produits insulaires le commerce des Canaries, chaque
établissement et sa localisation sont refusés par les iles non pourvues.
Toutefois l'ouverture vers le grand large donne déjil aux gens
de Tenerife une prééminence qui ne cesse d'augmenter. Quelle
qu'en soit l'explication, des le milieu du XVle siecle bien la moitié
des trafics avec l'Amérique se font par Ténérife. En 1600 l'ile paye
plus de la moitié des impots sur l'ensemble du commerce. C'est
encore la proportion du nombre de bateaux qui. partent de Santa
Cruz et Garachico a destination des Indes entre 1608 et 1642, La
Palma rivalisant d'ailleurs avec le premier de ces ports.
En 1657, le Juez Superintendente s'installe a Tenerife, deux
subordonnés allant a La Palma et a Gran Canaria; celle-ci prétendera
encore commander, mais Tenerife agit, notamment par le nombre de
naviressueltos qui quittent ses ports de 1679 a 1700 domine le commerce
indien. En 1688, les sommes entrées dans les coffres du Trésor
proviennent pour 90% de Tenerife: c'est le temps des «vins de
luxe». Quoiqu'il en soit, la navigation entre l'archipel et Cadix part
de Santa Cruz, La Luz, et, exceptionnellement, La Orotava. Au
XVIIIe siecle, les gens de Tenerife, encore eux, dominent largement
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le commerce entre les Canaries et le Nouveau Monde. Les demiers
temps de l'Ancien Régime accentuent le dynamisme de Tenerife
avec bien le trois quarts du commerce américain, tel que l'on peut le
mesurer, la Gran Canaria et La Palma se partageant le restant ti
l'égalité. D'autres indices vont dans le sens de ce dynamisme de
l'ile, par exemple les proces relatifs aux biens de défunts, échantillon
qui conceme pour bien la moitié de ses vecinos.
Pour cohérents que soient ou nous rendions en les confrontant,
des faits et des événements, plus de questions se posent que de problemes
sont résolus. Ce dynamisme de Tenerife d'ou vient-il? Beaucoup
de fa<;ons d'aborder son étude exigeraient un vaste chantier de
recherches. Mais, les autres iles? Ne voyons pas dans la Gran Canaria,
par example, une ile dormante bercée par de vieilles habitudes
hispaniques, naturellement de mauvaises habitudes. Au contraire
c'est comme si les guerres avec l'Angleterre qui persistent pendant
presque toute la seconde moitié du XVIIIe siecle donnaient des raisons
nouvelles pour se toumer vers d'autres investissements que
ceux du cornmerce indien. Certes une douzaine d'embarcations pratiquent
les échanges indispensables entre Gran Canaria, Tenerife et,
occasionnellement avec Lanzarote et Fuerteventura, les cótes marocaines,
les Hes portugaises. Rien de bien excitant.56 Ce qui anime les
ports et les rives autour de las Palmas, fait vivre les quartiers populaires
et attire done les capitaux des gens de l'administration et
autres hacendados ce sout les pecherles devant les cótes
africaines.
Les mois se suivent et ne se ressemblent pas car ces pecheries
commencent et finissent apaques. A la fin de chaque campagne, les
milieux maritimes s'agitent et pas seulement eux, car le demi millier
de marlns et leurs familles en dépendaient ces activités. Directement
ou indirectement concemée, la cité vivait ace rythme. Toute sorte
de contestations émaillent le relement de la campagne de l'année
précédente en attendant les résultats de celle qui se terminait et en
meme temps qu'une nouvelle campagne cornmen9ait. Il faut alors
reconduire ou compléter les équipages, au moment meme ou les
56. En effet ici aussi, le XVIIIe siecle une intensité plus forte du commerce local
la consommation de chaque He a davantage recours aux autres, les ports gagnent iI ce
cabotage que Juan Francisco MARTIN RUIZ et Teresa PULIDO MANES ont étudié,
bilbio. (3).
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marins se trouvent confrontés au remboursement des prets, en
voyant réduits d'autant les gains de leur travail d'une année plutót.
A nouveau forcé s de contrater les emprunts qui permettent a leur
famille de subsister pendant la campagne prochaine, dans les conditions
de l'avant-demiere ils trouvent des raisons d'amertume, des
motifs pour tenter des changements, éventuellement en prenant un
autre des maitres de bateau qui recherche du monde. Ceux-ci aleur
tour, s'efforcent de trouver encore une fois le moyen, le contrat, l'investissement
qui les feront davantage participer aux profits, partager
les soldadas qui reviennent aux «propriétaires». 11 arrive que d'autres
bateaux soient mis amero En résultent d'autres espoirs et c'est a
chacun de prendre des intérets rémunérateurs, dans la mesure de ses
possibilités sinon de ses ambitions. De ses besoins également car
l'endettement hante les activités et les nuits de ces hommes et de ces
femmes. Tous reprennent done leurs supputations ou plutót se décident
en fonction de résultats que chaque campagne met en cause en
rendant prudent ou plus exigeant les propriétaires, parce qu'elle a
rapporté moins que prévu ou laissé croire que l'on eut pu tirer un
meilleur profit de la peche, des foumitures, des ventes, de l'avitaillement
et en somme, du capital engagé.
Ventes et achats d'embarcations, de moitiés, de tiers, de quarts
et de plus petites parts eneore s'accélerent en mars, demeurent nombreux
et plutót chers en mai paree que la campagne s'engage, puis
reprennent jusqu'en juillet et aout; quand les dés semblent jetés enfm,
ces transactions encombrent moins les études des notaires, de septembre
a février. Allers et retorus se succedent aux ports comme
rageusement, laissant a peine le temps de vendre le poisson salé, de
préparer les relements successifs de l'année précédente.
Nous voyons mal et forcément ignorons comment les pecheurs
vivaient ce calendrier double, des prets qui leur étaient consentis
pour l'année commencée a Paques, et des rétributions concemant
leur travail d'une année plutót, avec cet espoir ou cette menace
d'une campagne en cours ou déja terminée, dont les résultats tomberaient
sur tous aPaques de l'année avenir, en excitant les gens, en
relanc;ant les querelles. Pour ceux cependant qui, au sommet, disposaient
de fonds, il s'agit de bien se déterminer, pour d'autres encore,
les fabricants de bateaux, de placer au mieux le résultat de leur travail.
Les investissements sont en effet l'oeuvre de mareantes (quelques
deux tiers des individus concemés avec pres de la moitié des
participations) et des commerc;ants (environ le quart et moins du
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tiers), le reste (moins du cinquieme) revenant a toute sorte de gens,
du sacristain ou du greffier a des administrateurs de la rente du tabac
et ádes officiers, au médecin et a telprestamista qui ose se le dire.
Parmi les soi-disant mareantes qui parfois s'avouent hacendados,
les uns fabriquent, d'autres financent, et tous vendent, les commerc;
ants négocient ce qui apres tout est leur vocation, des gens de li'appareil
d'Etat semblent graduellement attirés par ces placements
relativement surs pour leur épargne. Le mélange de ces agents économiques
différents semble demeurer relativement rare pendant
quelque temps quoique nous puissions parier sur un intéret croissant
pour ces types de placements osés qui sont plutót des investissements.
Ainsi vers la fin du siecle, parmi les «fabricants» deLa Soledad
apparait Tomas Santa Ana qui le 13 juillet 1794 en vend la
moitié a Francisco del Carmen, un de ses partenaires et on nous dit
par ailleurs qu'il est teniente (ceci déja en 1794).
Cette société n'écarte pas les entreprises «industrielles». Elle
n'est as non plus aussi fermée aux femmes qu'il ne peut sembler. Si
sur la liste des propriétaires de bateaux on ne trouve que deux veuves
de mareantes et une troisieme dont nous ignorons le statut socioprofessionnel
du défunt, parmi les vendeurs on trouve deux fernmes
et autant d'acheteurs. Sur ce marché auquel les notables et les
agents de l'administration s'intéressen il faut essentiellement pouvoir
attendre. De tel bateu, par exemple La Concepción, une moitié
est vendue 5.254 reales le 14 juillet 1772 et revendue 7.808 r. le 3
aout 1778, quelques années plus tard l'autre moitié cédée pour
3.600 r. Sans doute ce n'est plus le meme bateau, il a servi, mais servira
encore. Attendre c'est disposer de fonds. C'est ainsi que
Domingo Galdós, receptor de la Inquisición, qui a eu le Santa Bárbara
pour 4.500 reales payés aux fabricants (le 4.VII.1791), le fait
réparer et revend pour 14.250 r. (le 7.x.1795). C'est aussi, attendre,
suivre le marché, connaitre les difficultés de certains, la vie de la
cité, trouver les bonnes occasions, enfin spéculer. Les dettes d'exploitation,
d'emprunts, d'avitaillement et autres, sont souvent a l'origine
des transactions. Une société en sornme, entreprenante, procede
a la concentration des moyens de production, par celle aussi elle la
propriété et de l'exploitation des bateaux de peche entre les mains de
gens étrangers aux professions de la mer. Ce que montre parfaitement
la belle étude de Vicente Suárez Grimón s'accorde avec les
résultats d'autres recherches. La bourgeoisie marchande de la Gran
Canaria a su remplacer le comerce indien autrefois tenu pour un bon
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tiers par un seul homme d'atTaires, Juan Tomás Cigala. Elle ne
négligera pas la peche par la suite.
De ces pecheries on a dit qu'elles préparent des hommes capabIes
pour les fioUes espagnoles, al'image de ce qui était arrivé aux
Pays-Bas avec la peche au large des cótes anglaises. La facilité avec
laquelle on traverse la mer, non plus pour s'établir mais pour gagner
savie et celle des siens, est peut-etre un peu aussi due aces voyages
répétés, risqués, souvent ingrats. Des populations que le travail agricole
et les hasards de l'exploitation coloniale favorisaient peu sont
décidément formées ala rupture, invitées de ditTérentes manieres a
ne pas adopter l'enfermement dans leurs Hes fortunées. Les voici
loin des temps pré-hispaniques. Les habitudes alimentaires y ont
gagné, par la consommation du poissons salé qui n'est plus nécessairement
du cabillaud apporté par les anglais. C'est encore autant
d'acquis pour les Canaries et les Canariens en général.
Deux autres éléments peuvent s'avancer. Par une activité qui
arrondira toujours des fortunes, la mosaique des données existant
pour protéger les patrimoines s'est trouvée enrichie; par ailleurs, des
couches tres larges de la population ont connu encore davantage du
crédit des applications quotidiennes et continuelles, ce qui les aidera
dans l'émigration et le retour de celle-ci, y compris pour le placement
des fonds épargenés pendant des séjours assez courts, repétés eux
aussi, aux Ameriques.57
Sens politique et grégaire lace aux changements
Notre propos n'étant pas d'étudier l'économie des Canaries et
moins encore les destins de l'Espagne, ce sont les détails qui comptent
pour l'identité des isleños qui nous intéressent, autant que le
contexte dans lequel ils vivent. On trouve des fortunes qui dé90ivent
et aigrissent, des pénuries qui durcissent et parfori révoltent, des
espoirs trouveront des formules radicales, mais plus tardo Les habitudes
dues a des commerces coloniaux excessivement rémunérés,
57. Le crédit n'est pratiquementjamais absent, iI est une des formes d'activité
prévue par la société castillane formée au XVIe siecle pour le commerce entre le continent
et Tenerife, étudiée par Manuela MARRERO (biblio., 2). Il mérite d'etre traité
avec attention, ainsi .que la question monétaire en général.
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quoique passageres, se son enracinées, ce qui augmente l'amertume
ressentie par les générations suivantes confrontées a la réalité, dure
puis que moins facHeo Pour en sortir, dans leurs aimables tertulias,
les gens cultivés de Tenerife tirent de lectures étrangeres l'idée des
Sociedades económicas. Mais, encore une fois, ne jouons pas sur la
cohérence séduisante d'événements et de tendances vus de loin. La
formation d'une société canarienne passe par l'affrontement entre les
Hes, redouble les divergences et exacerbe las jalousies sempiternelles.
Le souci de la res púbica semble s'émousser quand il renait.
Richesses et pouvoir, le loisir de lire et l'ardeur de gagner s'ils font
que beaucoup de ses enfants quittent l'archipel, rendent complexe la
vie commune et nécessaires les associations d'efforts, inévitables les
conflicts greffés immanquablement sur d'anciennes déchirures, de
tenaces rancunes.
La transition s'annonce dans ce que Francisco Morales Padrón
ajustement appelé l'époque des réglementations. Elle traine. Sur les
rivalités de juridiction aussi elle bute longtemps. Ce qui au départ
peut sembler dü ade simples confusions, ala longue cache mal des
conflits d'intérets et un gouvernement seigneurial de l'administration
publique. Les charges rapportent et en plus on en tire de multiples
prébendes et cadeaux, des trafics d'influence sont dénoncés ala fin.
Le tout entache les relations avec l'Etat. Les nouveaux titulaires des
postes créés par l'administration centrale sont mal re<;us: le Juez
Factor de los Tabacos, promptement rembarqué, le Intendente
General de las Islas, assassiné par la populace ala suite d'un banal
fait-divers. Quand quelques uns des riches lettrés discutent ce la
maniere de réorganiser le commerce indien, leurs plans sont encore
contrariés par les disputes entre Tenerife, et Gran Canaria et La
Palma. La génération suivante songe elle aussi aredresser ce commerce
en établissant une compagnie, sollution alléchante qui en ce
milieu de siecle a les faveurs du ministre portugais, la Marquis de
Pomba!. Evidemment, il ne sumt pas d'autoriser les embarcations a
revenir au port de départ pour satisfaire Las Palmas et la Gran
Canaria, cela se comprendo
De toute maniere, l'interventionnisme provoque toujours des
réactions, d'autant plus justifiées que l'archipel est oublié lorsqu'ils
s'agit de libérer en partie le commerce. Mais tout accord demeure
pénible entre les insulaires. Le capitaine général résidant a La
Laguna prend un ascendant qui donne l'occasion de multiples bagarres,
en 1757, avec la Audiencia, en 1767 contre les Jueces, en
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1771, faee a la démarehe a faire a Madrid en faveur toujours du
eomeree insulaire, en 1790 paree que des quidams provoquent une
pénurie de viande.58 C'est finalement Santa Cruz qu'a la veille d'une
nouvelle guerre, le Reglamento de Aranceles para el comercio libre
ehoisit, avee onze ports péninsulaires et Palma de Mallorca, les
ports insulaires ne pouvant toutefois embarquer que leurs propres
produetions. Pourquoi done eette restrietion et la préférenee aeeordée
aux hommes d'affaires de Tenerife? Paree que <<en las demás
islas... no los hay»?59 Il ne manque pas des eapitaux engagés dans
l'«industrie» et le eommerce, nous l'avons vu, tout en ne faisant
appel qu'a des études ponctuelles. Si nous n'avons pas relevé toutes
les revendications de Tenerife, a propos de la Audiencia ,du gouverneur,
etc., tous les résultats de l'absentéisme et des «monopoles»,
e'est qu'ils sont légion et trop souvent ont servi la vision du XIXe sieele
qui est celle d'un monde péninsulaire en guenilles et parce que
inadapté a la civilisation, a l'économie, a la vie sociale et
politiqueo
Certes, nous trouvons des éehos aussi inquiétants que crédibles
du marasme qui encombre les bureaux de l'administration avec des
traites impayées, et des litiges. Mais reprenons nos dossiers sans
nous laisser impressionner. Les historiens ayant eu quelque pratique
des affaires montrerent que la mauvaise gestion fut souvent a l'origine
des faillites.60 Adam Smith qui n'était pas tendre avec les Hispaniques,
ni marxiste, n'épargna pas ses critiques envers l'exigence
excessive de profits en Angleterre. De ce que nous avons vu apro-
58. L'intérét du Comandante General pour les affaires insulaires vajusqu'a ce
qu'il songe a créer une compagnie par actions pour le commerce d'esclaves noirs, en
1785. Cf. biblio (3), Encarnación RODRÍGUEZ VICENTE; nous avons parlé des
rivalités, il faudrait définir les groupes de pression.
59. N'importe comment, les iles participent activement au commerce américain,
du moins avec le Vénézuela. De 1779 a 1789, elles y participent pour 3% de sa
valeur totale (et Barcelona pour 8,5%, La Coruña, pour 0,6%); or les produits locaux
en font 74,5% (contre seulement 44,7% du bilan national). Cf. Belín M. VÁZQUEZ
DE FERRER, «Tráfico comercial hispano-venezolano 1765-1789», Boletin Ameri-canista,
1982, a. 24, n.O 32, p. 409-439. ~
60. Cf. notamment Raymond de ROOVER, The Medici Bank: Its Organization.
Management. Operations. and Decline. New York, 1948, p. 59 et s.
61. Ce n'est pas qu'aux Canaries, c'est la regle générale: cf. «A propos de la
formation du Brésil: les femmes en étaient aussi»,Acta Universitatis Szegediensis de
Attila Joszef nominatae. Acta Historica LXXIX, 1984, p. 23.
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pos des retours d'or et d'argent des lndes, des tracas de ces investisseurs
aussi bien que des gens engageant des fonds dans les
pecheries, Uressort que les activités marchandes sont dures. Plus
profondément, leurs gains proviennent de la plus-value et encore,
des profits faits sur la monnaie courante que nous avons dénommés
«change vertical». Celui-ci était sans doute tres payant a l'époque
des reales bambas. Tout ceci revient a dire que les époques dites de
«crise», dominées par des vagues de pessimisme n'ont d'autre logique
que le désarroi montant a la rencontre de seuils au dela dequels
la pressurisation de la force de travail, de la production, n'a plus
d'effet. Et c'est aussi pourquoi les gens, les familles quittent
leur pays.
Au XVIIIe sieele, aux Canaries, les cosecheros, les nantis poussent
a la roue pour que la liberté de commerce facilite la vente de
leur production. Certes les insulaires s'achament toujours a arracher
l'orseille, mais si l'irrigation n'a pas de secrets pour eux, ils vont
l'installer au Texas. Sur place, anonymes ou presque, des mouvements
de protestation s'attaquent progressivement aux abus que la
langueur du commerce alourdit. La révolte prend racine. Si nous
n'avons guere parlé de la répression, des tensions en dehors de celles
qui suivirent la conquete, des manifestations suversives, c'est qu'elles
gagnent a etre vues ensemble, tant ces populations insulaires
qui cultivent la famille et l'arnour du petit pays ont peu a gagner ase
battre. Une religion sommaire (accusée elle, de subversion larvée)
sert plus qu'elle ne révolte si ce n'est en sa défense exactement.
D'abord le Tribunal du saint office tót établi dans l'archipel
semblait avoir fort a faire en face des nouveaux-Crétiens portugais,
des indigenes et morisques dont a conversion avait été Melée, des
eselaves noirs, des nombreux étrangers en grand partie des réformés.
Des son arrivée le premier inquisiteur eut a considérer la dénonciation
de chamiers découverts OU l'on voulait voir la preuve de la persistance
de pratiques pré-hispaniques d'inhumation; des hatos de
Guanches et Gomeros terrés a la Gran Canaria non lacen obras de
cristianos. A Tenerife certains vivent en anchón, et La Laguna
demande en 1535 a former une Santa Hermandad contre les
voleurs usados de andar por los riscos e asperezas e peñas. Tel
voyageur cherche évidernment a frapper les imaginations en écrivant
n'en avoir vu qu'un, vers le milieu du sieele.
Quant aux noirs, il fallait surtout les protéger quoique environ
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La formation de la société canarienne 381
la moitié des procés les concernent au XVIe siécle. Les baptiser, les
marier et ne pas les exploiter de maniére immorale, ces préoccupations
nous aménent adire qu'ailleurs aussi on prostitua les négresses
et exploita leurs ventres.61 Mais malgré d'importants arrivées au
XVIIIe siécle il ne semble pas avoir été question de quilombos ou de
menaces identiques a celles qui effrayérent Bolivar. Au contraire,
des cas rares d'insubordination montrent des femmes cotester par
exemple, la décision d'un maitre responsable, le licenciado Mateo
Fernández de la Cruz qui réussit cela va de soy, ales faire débuter
par la Real Audiencia, mais céde en fin de compte al'éveque celle
qui avait survécu a leur aventure cubaine.
Aprés les noirs, les Anglais justifient surtout en temps de guerre,
l'existence de ce lourd appareil qui dé-différencie l'Etat et en
somme l'affaiblit.62 Mais en dehors de ces étrangers assez réguliérement
ennemis, l'inquisition ne rapporte pas; plus de auto deje public
donc. Seuls les Portugais payent les frais de cette recherche pointilleuse
de moeurs, plus que de pratiques religieuse non-catholiques.
Tout compte fait, iei comme au Portugal, les motivations politiques
ressortent bien plus que les religieuses et, en somme, la répression
semble surtout faite pour traumatiser les populations.63 Les étrangers
sans doute ne cessent de traeasser les autorités et pas uniquement
l'inquisition, eela va de soi, en temps de guerre surtout.
Pas de menaees eriantes done; perpétré par un milicien, un seul
assassinat en plus de eelui du Intendente General. Le petit nombre
de faits-divers que nous eonnaissons va du vol, du refus de témoigner,
des injures et ealomnies, aux incidents provoqués souvent par
les propres agents du Tribunal, aux querelles de procession, de priéres
et d'illuminations publiques, de préséanees. Tout ceci est fort
62. Il Yaurait beaucoup iI dire iI ce sujet, en rappelant le saint office, l'église,
les corporations, les Grandes, l'armée, formes de «féodalisme» qui luttent contre
l'état. Cf. Pierre BIRNBAUM, «Sur la dé-différentiation de I'Etat», Revue internationale
de Science po/itique, 1985, vol. 6, n.O 1, p. 57-63, iI propos de la France et du
I1Ie Reich. Ajoutons R. KOEHL, «The Feudal Aspects ofNational Socialism», H.
TURNER Jr. Nazism and the Third Reich. New York, 1972.
63. Ceci n'est pas particulier aux Canaries. Les premiers juifs qui quittent le
Portugal, le font pour des motifs politiques; ensuite, les premiers Portugais qui cherchent
refuge iI Amsterdam ne sont pas juifs. Cf. «Les juifs portugais...», cito et H. P.
SALOMON, Os primeiros portugueses de Amesterdam. Documentos do Arquivo
Nacional da Torre do Tombo, 1595-1606. Braga, 1983.
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bénin. Nous nous en voudrions de considérer dangereuse la possession
de livres prohibés par six ecclésiastiques et docteurs, plus le
consul de France a Tenerife et le comte del Valle Salazar (La
Laguna), dénoncés entre 1758 et 1805, ou la «physique expérimentale
» qui vaut des poursuites a fr. José González Soto, certainement
un voltairien sympathique. La Justice, d'hie et d'aujourd'hui, certainement
plus que la société transparait de ces anecdotes.
Une marge étroite sépare la dérision, le dépit, l'ennui tout simplement,
du refus de la stupidité, et de la subversion, principal
ennemi des sociétés. Tellieutenant du Batalla América est accusé de
blaspheme, un chatelain de judaisme, deux Irlandaises de La Orotova,
une autre femme de Las Palmas, d'apostasie. D'autres poursuites
visent deux accusations pourcuranderismo (dont en 1797 un
curé de La Laguna qui décidernment ne faisait pas de miracles); la
superstition d'une fernme et d'un homme, la hechicería d'une
femme, sont déja des attitudes en marge, comme ceBe dupresbítero
basque qui en 1788 prodigue la «mauvaise doctrine», mais pas
autant que Antonio de la Cruz, alias Hermano Mendigo, alias el
Profeta qu'accompagne son «directeur spirituel» confesseur a La
Corogne, en 1793.
Le XVIIIe siecle se termina par des «sermons burlesques» (Los
Silos), le XIXe commance avec les vers injurieux d'unpresbítero, un
somnet et un épitaphe pour l'inquisition (Lanzarote), un testament
impie (Icod). A cóté de cela que La Gomera s'oppose a l'établissement
de la douane royale en 1718, c'estjouer trop naivement sur le
régime seigneurial de I'He, et tres acceptable dans le monde hispanique.
Mais c'est déja autre chose qu'en 1742 des vecinos demandent
au gouvemeur de réunir les responsables religieux et militaires pour
discuter de problemes importants. Cela conceme les terrains qu'ils
veuleut récupérer et précéde le sulévement de 1744 contre le comte
cette fois, soulevement réprimé par la troupe. L'innocence populaire
dépasse ceBe dont avaient fait preuve les gens de Valence envers
Charles Ier au XVle siecle. Les vecinos de Telde aussi prétendent
etre écoutés, qu'on leur nomme un alcalde. Et anouveau en 1762
les Gomeros se rassemblent et sont surpris qu'il ne suffise pas de
crier «Viva el rey, abajo el conde!»64 Pour sa part, Lanzarote s'op-
64. Les soulevements qui au XVle siecle font flamber la presque totalité du continent
européen et permettent de reprendre en main plus séverement I'adrninistration et
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pose tardivement a l'établissement d'une douane, mais de villages
perdus parviennet encore, de San Nicolas, Tejeda, Artenara, des
nouvelles de troubles, d'émeutes, de revendications de terre qui font
réunir des proces tres volumineux.
L'enseignement de ces «émotions populaires» va au dela de ce
qu'elles recherchent et confirme le sens des manifestations isolées
sur les progres de la critique politique, religieuse, de l'intervention
des individus en somme. Une sorte de «mauvais esprit» est partagée,
l'ensemble des populations conspirent, se concertent, se soulevent.
65 La société et la Nation se réforment a partir des oppositions
locales, des villages et des villes qui rassemblent des familles, cadre
de l'affirmation individuelle. Avant d'y venir pourtant, insistons sur
deux axes de progression: la reglementation qui est association professionnelle,
ou autre; le recours a l'enseignement. Rappelons non
pas les lignages et autres mayorazgos, mais des rassemblements
essentiellement économiques; comme les <<Doce casas», le Colegio
de Abogados, le Gremio de Carpinteros de ribera, les Sociedades
económicas, la Confraternidad, puis Colegio. de los Escribanos, le
Montepío ou Hermandad de los Labradores de la Isla de Tenerife,
la Capilla de Música de la Catedral, la Congregación de San
Antonio Abad des greffiers de La Palma. Faute de gens sachant lire
les alcaldes étaient rares; le Consulado a pour mission de créer des
écoles, d'agriculture, commerce et navigation, en collaboration avec
les Sociedades economicas. On veille a pourvoir de maitres les écoles
gratuites de primeras letras. Tout ceci est bien connu.
Ampleur de l'espace relationnel, son role
Le XVIIIe siecle a réussi des expériences, connu des aboutissements
qui provoquerent ou entralnerent et non seulement en
l'exploitation de la terre ainsi que de couper court aux velléités des populations urbaines,
font pareillement appel al'emperer y compris contre le pape. Cf. «Les mouvements
populaires de révoite comme témoignage sur la paupérisation aux XVle et xVIIe
siécles», Mélanges de l'Ecole fram;aise de Rome. Moyen Age. Temps Modemes,
1976, tome 88, 1, p. 297-318. Cf. note 42 ci-dessus.
65. La querelle actuelle sur la Révolution Franeraise est une bien mauvaise
querelle; la Révolution a eu lieu en France et partout ailleurs ce «mauvais esprit» et
des réformes importantes, de nouvelles réglementations se vérifient, y compris en
Espagne et aux Canaries. Pourquoi?
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Espagne, des réformes institutionnelles que la Révolution Fran~aise
balaya par souci de elarté, puis l'Empire formula pour plus d'un sieele,
en donnant le modele abien des Etats. Les aspects proprement
révolutionnaires avaient été soigneusement gommés.66 Ces vastes
transformations qui menent aun autre ordre, bourgeois et ad'autres
empires, capitalistes, ont aidé, accompagné et ala fois été poussés
par des changements démographiques, de rendement plus que de
structures. 11 nous semble que le cas canarien en donne la preuve.
Tandis que des populations continentales, hispaniques et portugaises,
«italiennes», autres, parviennent difficilement depuis le XVIe
sieele aréunir des espaces relationnels, de sensibilité, d'échange, de
production, de plus de trois ou quatre individus, en meme temps que
beaucoup d'autres sont condamnés a la solitude plus encore qu'au
célibat, des régions isolées, des archipels quoique non seulement,
compensent l'étroitesse de leurs horizons géographiques et humains
qu'aggravent les conditions de propriété, d'exploitation du sol, par
de vastes familles, aux enfants nombreux, aux formes complexes
élargies aux collateraux et aux ascendants, aux domestiques, aux
eselaves. Les iles Ac;ores et Madeira en sont, il nous semble que les
Canaries aussi, malgré les différences d'une ile a l'autre, Gran
Canaria (3,89), Le Hierro (4,05) et Fuerteventura (3,03) se plac;ant
au dessous de la moyenne (4,09), et La Palma (4,59), Tenerife
(4,28), La Gomera (4,16), Lanzarote (4,12) au dessus.67
11 s'agit désormais d'une population relativement homogene.
L'apport africain, marchandise et bien que tiedement, renfort
humain, s'affaiblit des le premier quart du sieele. Marché d'esclaves,
Las Palmas les distribue toujours dans l'ile et l'archipel. Leur histoire
nous les montre dans toutes sortes d'activités et en n'importe
quelle situation, avec des enfants, mariés, libres, au service de
nobles, agents de la couronne et marchand avocats et artisans, cultivateurs.
Leur rachat dépend plus souvent des efforts individueils ou
des époux que des bontés testamentaires ou autres, vérifiées pourtant
et certainement justifiées par ailleurs. C'est la mere libre qui
66. Un exemple entre beaucoup, celui du divorce: admis des que le mariage Cut
considéré un contrat comme les autres, en 1793, aboli en 1816, il ne Cut rétabli qu'en
1884, en France.
67. D'apres Massimo LIVI BACCI, «Fertiity and Nuptial Changes...», biblio.
(1).
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La formation de la société canarienne 385
essaie de récupérer son enfant, si elle ne fait pas un lot, vendue avec
ses fils. Les baptemes d'adultes continuent tan que des navires arrivent
chargés de noirs, diminuent au cours du premier quart du siecle.
Si l'émigration persiste, ces formes d'immigration sont taries.
De 1787 a 1797, la population globale de l'archipeI augmente
moins que celle de l'ensemble espagnol, mais sa part dans cet
ensemble demeure a 1,6%, tandis que le Pays Basque, la Navarre
et, surtout la Galice voyent diminuer la leur (de 13,1% a 10,9% por
cette derniere «région historique»). Toutefois, c'est aux Canaries
qu'il y a relativement le moins d'hommes (86,5 a la premiere de ces
dates, 86,9 ensuite, p'Our 100 femmes, tres au dessous de la Galice,
91,7%et 91,9% respectivement). En conséquence, les chances
pour une femme de se marier sont fiables, uniquement 48,2% trouvent
époux entre 16 et 25 ans, en 1787,52,4% en 1797, contre 59,3
et 57,5% en Espagne aux memes dates, 52,4% et 48,6% en Galice,
plus ingrate encore en cette fin de siecle.67
A cóte de cela les couples sont féconds, avec 301,1 naissances
légitimes pour 1.000 femmes de 16-50 ans mariées; c'est le chiffre le
plus fort du pays, pour une moyenne nationale de 293,4%. Ces proportions
établissent la famille moyenne des sept iles a quelques cinq
personnes, laisse supposer que des espaces relativement plus larges
soient fréquents et apparente l'archipel a l'ile Madeira, elle aussi tres
différente du continent national, espagnol et «italien» a ce propos.
Qui plus est, ces espaces, c'est-a-dire le nombre de personnes par
ménage sont élargis par la présence de célibataires, plus forte aux
Canaries, pour les hommes et les femmes de 16-25 ans que partout
ailleurs en Espagne sauf aux Pays Basque et en Navarre (84,6% et
88,5% quant aux hommes, 79,3% et 83,6% pour les femmes). Le
mariage intervient tardivement pour eux, difficilement pour elles
(avec respectivement 13,4% et 20,6% de célibataires a l'age de 5060
ans, cette derniere proportion étant de loin la plus élevée, comparée
aux 17,1% de la Galice et aux 11,4% moyens).
Que ces situations n'aient rien de nouveau, l'anecdote le montreo
Les tribunaux ont parfois a s'occuper de bigames, en 1775, un
jornalero del campo de Gran Canaria, en 1801, un Franc;ais: en
1779 un marinero est poursuivi, lui, pourpoligamia. Plus grave, et
cela se trouve couramment parmi les papiers de l'inquisition, semble
la cas des femmes dont le mari bigame vit a Puerto Rico (1765) ou
Cartagena de Indias (1902).
Des départs et des errances résulterent des noyaux de «vaga-
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386 José Gentil da Silva
bonds et délinquent», de <<mujeres viciosas y solteras sin formalidad
defamilia ». Comment ne serait-il pas ainsi. Ce n'est cependant
pas, ou ce n'est plus la regle. Pour l'heure on appelle des familles a
partir pour coloniser, ici comme en Galice et a Madeira et aux A<;ores,
par exemple, en 1725, pour Montevideo et Maldonado, en 1777
pour la Louisiane... Les listes des partants et des vecinos établis
nous parlent toujours de la vie familiale, de la tendance a former de
vastes maisonnées. Treize couples de Tenerife vivant a Montevideo
en 1726 ont en moyenne, 7,4 personnes avec eux, et 3,5 enfants. 11
s'agit de 15 gar<;ons et 31 filIes, plus les parents, mere, belle-mere,
soeur, neveu, cousin, et les agregados completent le contingento
Celui que La Gomera forme pour la Louisiane en 1777-78, se compose
de quatre-vingt-cinq faroilles de 4,6 individus en moyenne. En
tout, de Tenerife (1.296), la Gran Canaria (863) et Lanzarote (18)
partent plus de deux mille personnes, hommes et femmes, des soldats
seuls qui quittent les leurs et des familles de 4 personnes
en moyenne.
Compte-tenu des criados et divers agregados qui profitent de
l'occasion pour partir, les ordres de grandeur correspondent a ceux
calculés pour 1785. Les conjonctures n'ont pas un grand poids sur
eux, si ce n'est le mécontentement accumulé, manifesté une quinzaine
d'années plutót a La Gomera et qui 'finit par toucher les responsables,
alarmés par tous ces départs de familles bien considérées
ou de débiteurs qui laissent derriere eux des dettes impayées. La
bas, les espoirs reprennent. A Cuba par exemple, une agglomération
qui régularise sa situation officielle en 1731, compte quarente quatre
ménages avec en moyenne, 5,1 fils (252 en tout). lIs viennent un peu
de partout, mais principalement de Tenerife (ving) qui, eux, comptent
en moyenne 5,6 enfants, soit pres de 8 personnes, de la Gran
Canaria seulement quatre (a 7,2 enfants), d'autres iles, un de chacune
mais toujours bien foumis: La Palma, 7 fils, Le Hierro, 5, La
Gomera, 4. De meme qu'a Montevideo, ici les ménages canariens
s'étendent, comme pour remplir un milieu adominer, résister mieux
aux exigences des propriétaires terriens.
3. UNE POPULATION CHOISIT LE CADRE FAMILIAL
ET FAIT ATTENDRE LA TRANSITION
a. L 'émigration, sursaut individuel
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La formation de la société canarienne
b. Une pauvre terre plutót que de mauvais salaires
c. Une société dans la défensive
d. Au centre des tensions, les femmes
e. Triomphe insulaire de la vie de relation
L'émigration, sursaut individuel
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Au XIXe siecle, c'est-a-dire quand se forment les imagens présentées
par la suite comme «la tradition», les Canariens sont vus
comme un peuple métis aussi peu civilisé que les indiens d'Amérique
ou les aborigenes, outrées par tout ce qui ne vient pas de chez
eux, comme la chere Elisabeth Murray. Ils partent et pas toujours
pour le meilleur. L'indépendance des pays américains ne les a pas
fermés aux Canariens.
Auparavant il en arrivait au Brésil par exemple, des petits cultivateurs,
des artisans, des ouvriers et des négociants, venant notamment
de Lanzarote.68 Prohibéejusqu'en 1853, l'émigration se faisait
directement de l'archipel, et la différence qui nous frappe est que jusqu'en
1822, les immigrants ne se disent pas Espagnols, mais Canarios
ou vecinos de Lanzarote et Fuerteventura. A certains, le
mauvais esprit de la population de l'archipel faisait craindre la proclamation
de l'indépendance, et ceci donne le climat quoique sans
doute ils exagerent. 11 est toutefois vrai que les Anglais, al'aise dans
les anciennes colonies d'Amérique, insinuent au passage que l'une
des iles puisse leur etre remise en gage... Aussi tous les déplacements
devraient-ils etre surveillés.
Au milieu du siecle un peu partout, le choléra frappe et en Gran
Canaria aussi, la fievre jaune et la disette entachent une époque de
réformes qui suivent les contestations de toute sorte, noircissent les
comparaisons avec l'étranger et menent, aMadrid, a l'expulsion de
68. De 1800 a 1825, beaucoup de licencias d'embarquement concement des
ecclésiastiques d'apres Encarnación RODRÍGUEZ VICENTE (biblio., 4) mais par
ailleurs nous savons d'arrivées de Canarios au Brésil, certins venant de Lanzarote.
cr. Lilian da Fonseca SALOMÁO biblio. (4).
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Maria Cristina, pérpétie certes donnant la couleur d'une époque de
péripéties. Les conditions misérables de la vie n'expliquent pas seuls
que l'émigration soit autorisée.
En effet le principal courant de l'émigration deversait sur Cuba
et Puerto Rico quelque huit mille personnes, au m