Roland COMTE, Paris:
ELEMENTS POUR LA MISE AU POINT D'UNE CHRONOLOGIE DANS
L'ARCHEOLOGIE CANARIENNE
L'absence d'un cadre de références chronologiques est un des problèmes majeurs
avec lequel se trouve confronté tout chercheur qui étudie l'ancienne civilisation
canarienne, et ce, quelle que soit la discipline concernée. En effet, il se trouvera
toujours, à plus ou moins long terme, devant un fantôme, et ses hypothèses resteront
tributaires de confirmations ou d'infirmations tant qu'un cadre chronologique
valable n'aura pas été dégagé des sources archéologiques.
On sait qu'en archéologie, les données chronologiques sont obtenues essentiellement
à partir de deux méthodes, datation par comparaison typologique, et datation
absolue, les deux allant de pair et étant complémentaires.
Jusqu'à présent, aux Canaries, c'est la première méthode qui a presqu'exclusivement
été utilisée. Or, c'est évidemment la moins sûre, surtout dans une zone où l'on
se trouve constamment confronté à des paradoxes archéologiques. Citons pour
mémoire l'existence, à La Palma et Lanzarote, de gravures "de type atlantique",
typologiquement comparables à celles de l'Europe occidentale et, par conséquent
datables du bronze moyen ou final (ca. 1700-77) (1), sans la moindre trace de
bronze ou d'autre métal pour confirmer ces hypothèses, ou bien encore l'existence
inexplicable des très jolies hachettes amigdaloïdes découvertes à la Grande Canarie et
à la Gomera, en l'absence totale d'industrie lithique digne de ce nom dans tout
l'archipel (2). Comment, de même, expliquer l'existence d'idoles féminines plus ou
moins stéatopygiq ues ( 4) à la Grande Canarie (presqu 'exclusivement) alors que
l'on n'a par alleurs aucun élément permettant de conclure que les îles eta1ent
habitées au néolithique et a fortiori, au paléolithique? Et ces quelques rapides
notations sont loin de rendre compte de la complexité du problème ...
On doit se rendre à l'évidence, malgré de considérables efforts de la part des
archéologues, la méthode par comparaison typologique, sans doute très valable dans
une région où des cadres chronologiques sûrs ont pu être dégagés (Europe, Afrique
du Nord ...), ne verra ses résulta tes reconnus pour valables, aux Canaries, que lorsque
ceux-ci auront reçu confirmation par des datations absolues.
LES DATATIONS ABSOLUES
A notre connaissance, et jusqu'à l'année 1978, sur les sept îles principales (sans
compter les îlots) qui forment l'archipel canarien, des datations par la méthode
du C.14 avaient été tentées seulement pour trois îles: Grande Canarie pour l'archipel
oriental (alors que d'importants restes archéologiques sont connus à Lanzarote et à
Fuerteventura), Tenerife et La Palma pour la partie occidentale de l'archipel ( à
l'exclusion de Gomera et Hierro ).
47
© Del documento, los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca, 2017
1) T e n e r i f e L'île renferme d'importants gisements archéologiques presque
tous inventoriés par D. Luis DIEGO-CUSCOY, directeur de Museo arqueologico de
Tenerife. Ces gisements sont formés d'habitats et de sépultures en grottes et de
fonds de cabanes (Las Canadas del Teide). Nous avons nous-même repéré, dans la
région de Santiago del Teide, de nombreux petits tumuli, mais n'avons pu les sonder.
Pour cette île, les datations que nous citons sont empruntées à cet archéologue
qui a consacré de nombreux travaux à l'étude de sa province, dont deux études de
synthèse (5). Cependant on doit remarquer que toutes les datations que donne
Diego-Cuscoy ont été faites sur des échantillons de surface et que ces analyses ne
semblent avoir eu aucun caractère systématique.
Datations
a - LA PALMIT A (Tejina, Tenerife): Grotte sépulcrale située à 2 50 m d'altitude;
elle faisait partie du menceyato de Tegueste. Située dans le Barranco de Millân.
E c h a n t i 11 o n s a n a 1 y s é s : un fragment de planche funéraire (6), en bois
de pinus canariensis. Date obtenue: 1040 ± 110 : 910 après J.-C.
b - HOY A BRUNCO (La Guancha, Tenerife): Grotte sépulcrale. Rattachée au
menceyato d'Icod. Altitude: 2100 m.
E c h a n t i 11 o n s a n a 1 y s é s : 1. os humains: 910 ± 110 après J.-C.
2. Idem : 930 ± 110 ., "
3. Peau humaine: 11 70 ,, ,,
c- ROQUE BLANCO: Grotte sépulcrale située à 2000 m d'altitude au-dessus du
Valle de la Orotava.
M a t é r i e 1 a n a 1 y s é : 1. Os humains: 640 ± 80 après J.-C.
2. Idem : 570 ± 120 " "
(Analyses effectuées par Reider BYDAL, Fysik Institut de Trondheim, Norvège,
pour Roque Blanco, et Alan MAC PHERSON, Univ. de Michigan, E.-U., pour
La Palmita et Hoya Brunco (7).
Comme nous l'avons signalé, ces échantillons sont tous des échantillons de surface
car, bien que, par ailleurs (8) Luis DIEGO- CUSCOY précise avoir effectué des
stratigraphies, il ne dit pas si les échantillons datés par le C. 14 ont été prélevés dans
des couches stratigraphiques ni à quelle profondeur.
Dans "Gdnigo" (9) nous avons aussi relevé une notation qui, à cause de sa grande
imprécision, ne peut malheureusement apporter beaucoup de lumière:
"Par datation au C. 14, nous avons des dates pour Tenerife, qui vont du 6e. siècle
au l 2e. siècle après J.- C., toutes relatives à des grottes habitées et funéraires avec
céramique.(. . .) " (. 185)
et:
"Les dates obtenues jusqu'alors par le C. 14 sont toutes historiques". (p. 191)
2) L a P a l m a
A notre connaissance, l'île de La Palma est la seule où aient été menées des
fouilles systématiques en tenant compte de la stratigraphie.
48
© Del documento, los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca, 2017
Les analyses qui suivent sont empruntées à l'étude de Mauro HERNANDEZ,
La Palma prehispdnica ( 10).
En commençant son ouvrage, l'auteur déplore justement (p. 8) " ... l'inexistence
de datations absolues obtenues par la méthode du C. 14. Des excavations réalisées
par L. Diego Cuscoy ( 19 5 7) ( 11), il n'a pas été obtenu de datations absolues, bien
qu'il soit dit (SERRA, 1964b, p. 356) (11), que l'on a pris des échantillons de
charbon végétal pour analyse chronologique. "Les échantillons - charbon végétal
et os animal - de l'excavation faite dans la grotte El Huma (PELLICER, M. y
P. ACOST A, 197 5 ), ( 12 ), analysées par l'Institut de Chimie et de Physique Rocasolano
(C.S.I.C.), ont donné les datations suivantes (idem, p. 292) (12):
- Phase initiale: 193 : 700 ± 70 : 1250 avant J.- C.
191 : 670 ± 70 : 1280 " "
- Phase médiane inférieure: - 194 : 600 ± 70 : 1350 " "
- Phase médiane supérieure:- 190 : 370 ± 70 : 1580 " "
- Ph. finale: 192 : 260 ± 70 : 1690 " "
"PELLICER y ACOSTA considèrent ces datations comme inacceptables (idem,
p. 292) (12)." (LaPalmaprehispdnica, p. 8)
M. Hernândez donne ensuite les datations obtenues dans la fouille stratigraphique
menée par lui et son équipe à Belmaco (S. de l'île de La Palma):
"Les dates obtenues dans notre fouille de Belmaco, d'après les analyses du même
institut, sont les suivantes:
- Echantillon n° 5: 257 : 1150 ± 70 : 800 après J.-C.
- Echantillon no 4 : 256 : 1070 ± 70 : 880 " "
- Echantillon no 3: 255 : 980 ± 70 : 970 "
. .
- Echantillon n° 2; 256: 930 ± 70: 1020 " "
M. Hernândez déduit de ces éléments ce qui suit:
"Bien que ces dates appartiennent au passé préhispanique de La Palma, nous les
considérons également comme inacceptables, non seulement à cause de leur
disparité évidente avec les datations de El Huma, mais aussi en fonction de la
rapidité de la formation d'une stratigraphie de plus de 3 mètres d'épaiseur."
Néanmoins, conclut l'auteur:
"De toute façon, nous devons tenir compte des unes et des autres de ces dates
lorsqu'il s'agit de toute étude concernant la passé préhistorique de l'île." (M. Hernândez,
La Palma prehispdnica, p. 9) [Traduction R. Comte].
Nous avouons ne pas beaucoup apprécier les "entrechats " de l'auteur. S'il n'est
pas convaincu par les éléments obtenus grâce à ces analyses, pourquoi ne pas essayer
d'en obtenir d'autres qui les confirmeraient ou les infirmeraient?
Autrement dit, ces datations de deux stations de LA PALMA ne nous avancent
guère: Quelle valeur peut-on leur accorder si les auteurs qui les publient les rejettent?
Peut-on tenir compte des datations Uusque là les plus antiques pour tout le domaine
canarien) obtenues à El Huma ? ...
49
© Del documento, los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca, 2017
3) GRANDE CANARIE
La dernière datation que nous citerons nous vient de la Grande Canarie, île où la
situation des gisements archéologiques est, sinon la mieux exploitée, du moins la
mieux connue. Par ailleurs les problèmes archéologiques que pose la Grande Canarie
sont parmi les plus complexes de l'archipel: coexistence de tumuli, d'enterrements
en grottes, existence de "cenobios" dont on ne sait encore exactement quel était
l'usage, "idoles", "pintaderas", etc. Là, malheureusement comme ailleurs et jusqu'à
une période toute récente (13), les fouilles ont été conduites anarchiquement et
sans tenir le moindre compte de la statigraphie. En outre, la Grande Canarie étant
l'île de l'archipel la plus urbanisée et la plus industrialisée, elle est aussi celle où le
plus grand nombre de sites archéologiques a eu à souffrir du vandalisme. Nous ne
donnerons pour exemple que l'ensemble préhispanique de Tara (commune de
Telde), qui a dû être, si l'on en croit sources écrites et orales, un des centres religieux
les plus importants de l'île, au même titre que Gdldar, où se trouvait le palais des
"Guanartemes", et dont les importants ensembles de constructions en pierres sèches
de la Guancha et elAgujero sont aujord'hui laissés dans un état d'abandon aussi inexplicable
qu'inadmissible.
La datation que nous avons est celle obtenue à partir d'un échantillon de bois
d'une très intéressante pièce archéologique aujourd'hui déposée au Museo Canario
de Las Palmas: un sarcophage en bois de "tea" découvert par D. Sebastian JIMÉNEZ
SANCHEZ en 1959, dans un tumulus tronconique du "Cascajo de las Nieves",
commune d'Agaëte, en bordure de la mer (14). Il a été daté de 737 après ].-C. On
ne saurait assez souligner l'importance d'une telle découverte. Déjà celle d'un
sarcophage taillé dans un tronc d'arbre est déjà exceptionnelle en soi puisque, à
notre connaissance, elle est unique. Evidemment, le travail de cette pièce est très
fruste: il n'est ni peint ni gravé (il pourrait l'être puisqu'on sait que les préhispaniques
canariens utilisaient des boucliers de bois peint, appelés "tarja" ( 15) et que le
Palais de "Guanartemes" de Galdar était une construction en pierres aux murs
plaqués de plances peintes et finement ajustées (16) dont on n'a retrouvé malheureusement
pas la moindre écharde), mais il comportait un couvercle adapté dans une
gorge avec des tenons de bois. Or, ce qui nous a frappé, c'est qu'un tel sarcophage
aurait très bien pu servir de canot primitif. Les "canoa" utilisées par les Antillais et
décrites par Christophe COLOMB au cours de son premier voyage en 1492 (17)
n'étaient pas autre chose. Il est évident qu'on ne peut cependant comparer la mer
des Antilles et l'Océan aux abords des Iles Canaries. Mais il n'empêche qu'une telle
embarcation de fortune aurait pu servir exceptionnellement et démentirait la légende
(car, dans ce domaine, il n'y a pas plus d'éléments en pro qu'en contre) de la méconnaissance
de la navigation des préhispaniques canariens. D'autre part il semblerait
que les tumuli tronconiques de la Grande Canarie, tous situés près de la mer, dans
des embouchures de barrancos, doive être attribués, sinon à une ethnie différente de
celle qui pratiqua les enterrements en grottes, du moins à une vague différente de
colonisation. Un fait paraît en outre confirmer cette hypothèse: la découverte de
ces hachettes amigdaloïdes dont nous parlions au début de notre article; la solution
50
© Del documento, los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca, 2017
la plus vraisemblable pour expliquer leur présence dans les Iles Canaries oblige à
admettre, puisqu'il est certain qu'elles sont d'origine étrangère, qu'elles y ont été
amenées. Comment auraient-elles pu l'être autrement que par mer? ...
Quoiqu'il en soit, et en l'état actuel de nos connaissances, il paraît encore extrêmement
hasardeux de tirer quelque conclusion que ce soit sur la chronologie de
l'archéologie canarienne. Les datations absolues dont nous disposons sont, hélas,
trop peu nombreuses et, nous l'avons signalé, peu fiables. On ne peut qu'espérer
que, dans un avenir proche, les archéologues canariens décideront d'un plan de
rechereches d'ensemble, dans lequel les sondages chronologiques prendront enfin la
place qu'ils méritent et où les sondages stratigraphiques ne seront plus négligés. Nous
pensons aussi, la préhistoire canarienne semblant pour l'instant très récente (mais
c'est une opinion qui peut être contredite par de nouvelles découvertes), qu'il serait
bon, pour une recherche de datations, de recourir à d'autres techniques que le C.14
dont, on le sait, les indications ne commencent vraiment à être valables que pour
des époques relativement anciennes. Dans la mesure aussi où l'archéologie canarienne
est riche de nombreux tessons de céramique, il faudrait analyser ces restes par des
méthodes appropriées (nous pensons à l'argon-krypton ou à la thermoluminescence,
ou encore au microscope polarisant qui pourraient donner des indications précieuses,
entre autre sur l'origine géographique de ces poteries - problème qui se pose pour la
céramique grancanarienne, en particulier).
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITES EN NOTE
(1) Antonio BELTRAN, El Barranco de Balos. El Museo Canario, Las Palmas de Gran Canaria,
1971.
(2) F. E. ZEUNER, Summary of the cultural problems of the Canary Islands, in: Actas del V°
Congreso de Prehistoria Panafricana, Santa Cruz de Tenerife, 1966, t. II, pp. 277-288.
( 4) L 'Idole de Tara du Museo Canario de Las Palmas ne peut, à proprement parler, être considérée
comme "stéatopygique" ni même comme étant de sexe féminin, mais il en est d'autres
(en particulier au musée privé de Santa Lucia de Tirajana) où ces caractères sont, par
contre, indiscutables.
(5) L. DIEGO-CUSCOY, Los Guanches ... Publ. del Museo arqu., 7, Sta. Cruz de Tenerife,
1968.
Idem: Paletnolog{a de las Islas Canarias, Idem, 3, Sta. Cruz de Tenerife, 1963.
(6) L'auteur dit un "tablôn funerario": il s'agit d'une planche de bois, plus ou moins dégrossie,
sur laquelle était disposé le cadavre à Tenerife.
(7) Los Guanches, op. cit., p. 212.
(8) L. DIEGO CUSCOY, Gdnigo, estudio de la cenimica de Tenerife, Publicaciones del Museo
(9) arqueol6gico, 8, Sta. Cruz de Tenerife, 1971, pp. 185,191.
(10) Mauro HERNANDEZ, La Palma prehispdnica, ediciones del Museo Canario, Las Palmas de
G. Canaria, 1977.
(11) L. DIEGO CUSCOY (1957): "Actividades arqueol6gicas en Tenerife y La Palma durante el
afio 1957", Revista de Historia, (La Laguna), no 20, 1957, pp. 160-162.
E. SERRA RÀFOLS ( 1964 b): "Memoria sumaria de la labor realizada en las prospecciones
de la zona del distrito universitario de La Laguna, en el afio 1960", Noticiario arqueol6gico
Hispanico, (Madrid), 5, pp. 351-357.
51
© Del documento, los autores. Digitalización realizada por ULPGC. Biblioteca, 2017