LA PLACE DE LA CONQUETE NORMANDE
DES CANARES (XVe SIECLE) DANC L'HIC-TOHRE
COLONIALE FRANCAISE
4
2
Débarqués en Juilfet 1402 a Graciosa puis A Lanzarote, Jean de E
=
Béthencourt et Gadifer de La Saile n'étaient, certes, pas les décou- 3
vílews des Canaries, connues depuis plus de soixante ans. 11 revient, -- 0 du rnoins, au Normand et au PoPtevin l'honneur d'awir été les m
E
y-remiers Européens P vouloir s'y établir a demeure. Entrepise O
coloniale? E'entreprise a été si breve: quatre ans plus tard, ni 17un n
ni l'autre des dem aventuriers n'est plus présent dans 17Archipel. a-E
Rebuté par ses dérnelés avec son ex-associé devenia son rival, Gadifer l
n
s'en est allé le premier; Bé t h e n c ~ ua~ &t dé B la nostalgie de son pays n
0
natal et la guerre de Cent Ans l'y a retenu. Douze années ne s'étaien'c 3
O pas écsulées que "le Roi de Canare" aliénait, définitivement, entre
les inains du roi de Castille, son swrain, la régence de son "royame",
u>irc tor s ses &=it;a. L'e~;;n~preint&e sor, pss-e ne poü;.ait yid9&6,r=
superficielle et éphémere; apr& cinq si&les et demi, il n'en subsiste
plus que des vestiges, et les lieux de ie'épopée ne sont meme pas tous
identifiables l.
La présente étude avait fait i'objet d'une conférence 1'Institut "Gonzalo
Fernández de Oviedo", dans la salle de la Faculté de Philosophie et Lettres de
1'Université de Madrid en février 1952.
1 E. Serra Wols: CasttlZos betancurianos de Fuerteventzcra ("Revista de
Historia", La Lagima, XVIII, 1952, pp. 509-527) conclut 2 I'impossibilit6 de lo-caliser
le chfiteau de Richerocque.
N&??%4. (1958) 537
L'expédition résultait d'une initiative individuelle. La Chancelle-rie
du roi de F'rance fut au courant du voyage, sans doute, puisqu'h.
une plainte anglaise contre Béthencourt poiar un acte de guerre de
course, elle répond, de facon dilatoire, en aofit 1402, que "le selgneur
de Béthencourt a quitté la Frame dans l'espoir d'aller aux Iles de
Canarie et d'Enfer et de les conqu6rir" 2 . Informée mais non inté-ressée
l'affaire, la Cowonne de Hirance n'a jamais élevé une pre-tention
sur les Canaries. Peut4tre Gadifer efit-il espéré qu'il en Mt
autrement; de l'hommzge fait par son compagnon au roi de Castille,
"il n'était pas joyeux". L'opinisn de Pierre Boutier, son chapelain,
était que 17entrephse eiit réwsi de facon durable et tourné h. "l'hon-neur
et proirfit du royaume de France", si elfe avait reGu "m pou
d'aide de nos Seigneurs de France" % Ces derniers avaient d'autres
soucis; aucm ne se préocceipa des conquérants, pas meme le frere
du roi, Louis d'Orléans? de qui, cepenclant, ila avaient tous les deux
été chambellans. Négligée i'époque comme -me lubie d'aventuriers,
la conquete des Canaries par deux chevaliers normand et poitevin
ne fut pas, comrne plus tard au Canada, une action officielle. C'est
ainsi que M. Charles-André Julien, retracant les débuts de l'expan-sion
frangaise, écrit: "il seable clifficile d'inscrire au cr6dit de la
colonisation francaise me entreprise, sans doute realisée sous la di-rection
et avee la participation de Frangais, mais hors de tout con-tr6íe
et au seul profit de ieia monarchie castillane" 4.
Et pourtant, toute éphémsre et privée qu'elle fut, l'expédition de
Béthencourt etde Ea Salle ne laisse pas de présenter des caracteres
s@cifiques d'entreprise colonialle. Ne fut-elle pas un essai délibéré
de mise en vaieur et d'organisation d'me contrée lolntaine par un
groupe d'hommes qui en prirent possession et s'y installérent de
S- ---- JX:-:L:--- ...-L...- A- ,..... -eT7m A'A.A~;-,.? nn - 1 , ~ ~
~ a y uU~CLlI IIILLVC actíla caPIULd e LGLUCIL C;~LI w paJ u "1 r s u u z . pu-,
si l'épisode canarien s'apparente, par les méthodes employées, h. des
faits analogues, ne pnt-on pas 4ui assigner une place dans la chaine
2 G. Gravier : Le Canarien (Rouen, Soc. Hist. Normandie, 1874), pp. XLVIII,
-, 11. 2..
3 P. Margry: La ConqMte et les Conqu&ants des fies Cannries (Paris, 1896),
chap. XXN, MUL, LV, pp. 172, 181, 227.
4 Ch. A. Julien: Les débwts de ZJexpansion et de Zn coloni-sation fran~aises
(XV6-XVZe si&Zes), Paris, 1947, pp. 7-8.
538 ANUARIO DE ESTUDIOS BTLANTICOS
de certaines traditions? Pour une telle recherche, le récit du "Ca-slarien",
tant de fois commenté pourtant, reste une source d'un excep-tionnel
intéret. Le problBme de sa tradition et de sa falsification
elle-meme est d'un singulier intéret pour I'histoire coloniale. E'éxé-gese
d'une édition critique pourra ouvrir des perspectives nouvelles
5, les dégager s'emploient les travaux nombreux, dont la Faculté
de Philosophie et kettres de La Laguna est I'initiatrice 6. Déjh,
le Canmien a fourni une partie des éléments d'iane description de
l'économie de I'Archipel, aux XIVe et XVe si&cles 7; un auteur s'est
attaché 5 comparer les conquztes des Canaries et de 1'Amérique s.
Un autre a posé, sur un plan t6s général, la question d'une filiation
possible entre des épisodes médiévam d'expansion et la colonisation
moderne, entre les précédents et I'épanouissement du fait colonial O.
Quelques pages ne suffiraient pow discuter de tels problkmes; nous
onn-rnvnn nn..lr,w--&
---&LuLAs UGUIGLLICIIL de dégagei- bit: i'andyse Lau Cwnwrkn, document
narratif Ie plus ancien de l'expansion atlantique francaise, certains
5 Le Dr. Alejandro Cioranescu, prof. a la Fac. des Lettres de La Laguna,
s'est consacré la tache d'une édition fondee sur tous les manuscrits connus
du Canarien. On sait que G. Gravier et P. Margry avaient puMié les deux plus
importants, Un état de la question de la tradition du texte est donné notamment
par deux articles de la "Revista de Historia" (La Laguna, XVIII, 1952) : A. Cio-ranescu,
La Crónica de Gadifer de La SaZZe (pp. 476-494), et J. Wolfel, La fal-sifzcación
del "Canarien" (pp. 495-5081. Voir aussi Buenaventura Bonnet: El
Problema del "Canwfien" o "Libro de Ea Conquista de Canarias" ("Revista de In-dias",
Madrid, IX, 1839, pp. 665-729).
6 Faute de pouvoir tout rnentionner, on notera spécialement l'ouvrage de
Buenaventura Bonnet y Reverón: Las Canarias y Za Conquista Franco-Normanda,
1, Juan de Bétheacourt (La Laguna, 1944), et les études du Prof. E. Serra Rhfols
dont une grande partie a éti publiée dans la "Revista de Historia", éd. par la
Faculté de Philosophie et Lettres de La Laguna.
" 7 s,ur. uau u r r u i v:. A tí~,i~ rwrrb¿u T--IU. LM C a r i a r ¿ws ibüY ~c3¿wiusX iV e XV ("ñe~isia
de Historia", Siio Paulo, 1952, 311-348; c. r. par E. Serra Ráfols dans "Revista
de Historia", La Laguna, XIX, 1953, 291-292).
8 S. A. Zavala: Las Conquistas de Canarias y América, dans "Tierra Firme"
(Madrid, 1, 1935, 81-112 et 11, 1936, 89-115); ce travail a été critiqué par E. Serra
Wols dans la "Revista de Historia'' (La Laguna, VII, 1941, 136); I'auteur I'a
réimprimé, avec de nouvelles notes explicatives, dans Estudios Indianos, MMexico,
1948, 7-94.
9 Ch. Verlinden a posé le probleme a I'occasion de plusieurs articles no-tamment
Les inflzcences médiévales dans Ea coZonisation de I'Amérique (Historia
de América, 1950), Précédents médiéuaux de la coioaisation en Amérique (Ins-tituto
Panamericano de Geografía e Historia, Comisión de Historia, n.VQ).
des traits camctéristiques de I'occupation des Iles et d'btayer sur
Bew anckayse peEques conclusions provisoires.
Dans I'étude de la colonisation normanno-poitevine des Canaries,
l'fntéret des comportements humains l'emporte de Iuin sur celui des
kpisodes politiques et militaires.
Quel genre d'hommes a conquis et occupé les Canaries avec Bé-thencourt
et La Salle? QueIIes étaient Ieurs intentions? Des initia-teurs,
l'm est Normand, l'autre Poitevin; le navire qui les transporte
est d'IEarfleur et l'expédition prend le départ a La Rochelle. Une
M e conjonction n'est pas dépourvue de signification: les ports de
la basse Seine et La Rochelle sont, alors, des bases fondamentales de
l'activité maritime océanique de la France. Parmi leurs traditions
convergentes, il existait une certaine propension a l'expansion; les
Normands s'étaient dé& il y avait longtemps, retrouvés en Orient
avec les Foitevins, les premiers comme fondateurs de la principauté
d7Antioche, les aeconds en Palestine et, plus réceminent, & Chypre,
avec les Lusignan. Contre 1'Infi&le, en Barbarie, Béthencourt et
Gadifer avaient, en 1390, été compagnons d'armes. Contemporains
dn rnarécfial de Boucicaut, le héros de ia croisade de Nicopolis, ifs
sont animés du meme &le chevaleresque et cfirétien. Ils sont de la
génération qul, sur les voies menies des Canaries, ouvraient, B Tsn-ger,
en 1415, I'hfrique de 1'Ouest aux Chrétiens. Pourquoi 'douter de
la sincérité des sentinxmts chrétiens exprimés d6s les premi&res
llgnes du Camrien, m6me s'ils furent melés, comme la plupart du
temps, de mobiIes moins p-as et moins nobles? lo.
"Pour ce qn'il est que maintz chevalliers, en ouant retraire les grands
adventnres, les vailiances et les beaux faiz de ceulx qui, au temps passe,
ont entreprins de faire les voyages et les conquestes sur rnesvréans, et, en
esperance de les torzriler et convertir k la foy chrestienne, on-l prins cuer...
et voulenté de les resaxbler.. . Gadifer de la Sale et Jehan de Bethencourt,
chevaliers, nez drr royanme de France, ont entreprins ce voyage k i'honour
10 Sur les conguérants, voir Gravier et Margry, op. cit.; Buenaventura Bon-net
y ñeverón, op. cit. SLK La Salle, un article plus récent, hagiographique mais
bien informé: Fr. Wban: Gadifef de La Su.lle, col?~quérandt es Gaxmies ("Bufl.
kstitut des FT&FS de la Doetrine Cnr&tienne", Eorrie, 1955, n.n 142, pp. 137-164).
540 ANUARIO DE ESTZTDIOS -4TLANTICOS
LA PZACE DE LA CONQUETE XORMAKDE DES CAXAIRIES 5
de Dieu et du soustement et accroissement de nostre sainte creance ... en
certaines isles.. . lqui se dient les isles de Canarie.. . , en entencion de %es con-vertir
et mettre & nostre foy.. ." ll.
Plus loin, les chapelains, historiographes de Yaventure, dévebp-pent
leur p n s h :
"Et pour ce que jadis souloit on mettre en escript les bonnes chevde-ries,
. . . voulons nous cy faire mancion de l'enpsinse que Gadifer de la Sale
et Bethencourt . . . "
La foi et l'id6al du chevalier errant. Gadifer: n'est-ce un nom de
héros de roman? Son fils s'appelle Hannibal. Pour comprendre de
tels hommes, il faut se souvenir de la mentalité de leurs émules: les
chevaliers qui, chevauchant A travers les Ardennes, pensaient re-nouvekr
les exploits des Quatre Fils Aymon. La prouesse, Gadifer
l'avait déja cherché dans la croisade de Prusse; son gout du roma-nesque,
l'effigie de la fée Mélusine le proclamait, plantée qu'elle était
au cimier de son heaurne. 11 n'est pas, non plus, jusqu'au vocable du
premier chateau fondé aux Canaries qui ne témoigne du vernis hu-maniste,
teintk de sentimentalité héroique, des deux chambellans de
Louis d'8rléans: Rubicon 12. Au chateau, comme dans leurs manoirs
de France, nos gentilshommes, férus de chevalerie, avaient apporté
des ro-mans 13.
Le sens du profit ne le &de pas aux grands sentiments et le Poi-tevin
n'est gu&e moins positif que le Normand. Entrepise privée:
comme les autres du meme genre au cours du XVe siecle, elle se fit
aux coíits et despens de ses initiateurs. Jean de Béthencourt vend ou
hypoth&que ses biens pour acquérir les fonds nécessaires, et c'est 5
pas payer de promesses; ainsi le trop célébre Bertin de Berneval
avait re<;u, a Paris, des mains de Béthencouit, une sornme de cent
francs 14. Ce n'est qu'un,e fois l'affaire en train, au XVe siecle comme
au XWe, qu'on se retourne vers les princes pour leur demander aide;
11 Margry, 1%.
1-2 Mangry et Gravier, passim.
1s Margry, XVIII, 161.
14 id., passim, et spécialement, XX, 166.
6 MICHEL MOUAT
c'est ce qtre fit Eéthencourt sollicitant du roi de Castille de l'argent
et des vivres 15. Les questions d'intéret ont dominé toute l'affaire.
Elles ont déterminé la trahison de Brneval; la brouille des deux
conquérants n'eut pas de rootif plus pand. 11s s'aeeusérent de s9ex-ploiter
l'un l'autre: jalousie de Béthencourt a cause des succes ob-tenus
par G-adifer en son absence; haine de Eerneval envers Gadifer
qu'i2 sent supérieur; rancune, bien motivée, de ce dernier 2 I'bgard
de Béthencourt. Le Nomand pécha-t-il plus que par négligemce et
bénéficia-t-il de la friponnerie d'Enguerran de Ea BoissiGre, qui
dépouilla Gadifer d'un collier d90r? 11 suffit de retenir, pour illustrer
ce cas de mésentente, classique au cours &S expéditions loiataines,
que Béthencourt tira la couverture a lui; s96tant fait investir, sed,
des Canaries par le roi de Castille, il en refusa meme une part 2 son
compagnon 16. On concoit que le Poitevin se soit retiré.
La c9mplexité &r, mcbi& se re";,n=~~Y~e leu simp~eü prtiei-pants
de i'exp6dition. La curiosité de I'aventwe, 17app&dt u gain ne
furent pas absents; Bertin de Berneval, qui ne possédait rien avant
le voyage, était un exernple du t y p , alors courant, du soldat "de noble
lignée" 17, sans patrimoine, Isesogneux, comptant sur I'aventwe paur
gegner sa chevance. 11 ne fut pas sed de ee genre parmi les com-pagnons
de Gadifer. Avec les marins norrnands, assez fanfarons de
Ieur expkrience des longues traversées pour décourager, & Séviíle, une
partie du contingent de 1402, il resta encore ccinqaxante % soixante
intrépides 18. Ils étaient, pour la piupart, Poitevins ou Saintongeais,
Gascons ou Bigourdans, fideles A Gadifer Eeur ancien sénéchal; le
Cafiarien a conservé des noms : Lartigue, Castelnau, Nau, Montagnac,
Labat, Montauban. Les Bigour8ans, zvec leurs voisins les Biscayens,
se répandaient, alors, au loln; comme on ne ]-rete qu'aux riches, c'est
en la msme année 1402 que la Iégende attribue un voyage au Niger
au Toialousain Anselme Ysalguier, en compagnie de Bigourdans.
Ainsi l'expédition canarienne posséda deux chefs, Gadifer et
Béthencourt ; deux groupes d'hsmmes, les cornbattsnts d'abord,
les colons ensuite, et évolua en d e n étapes, comme les aventures
15 Gravier, =Vi, 38-39; LXXII, 136.
16 Margry, IX, 146; Gravier, LX, 103-106.
17 Margry, XVII, 100.
1s id., LI1, 135.
ANUARIO DE ESTUDIOS ATLANTICOS
U PLACE DE LA CONQUbX NORMAE?>E DES CANARIES 7
coloniales du &VIe siGcle. A peine débarqué dans I'Archipel, Béthen-cowt
s'absenta pour dix-hult mois, laissamt A Gadifer la charge, non
sans les pires difficultés, de conquérir Fuerteventura et Lznzarote.
La critique a rendu justice ti ce demier et dévoilé l'imposiure de l'his-toriographe
flatteur du Nomand, qui, sans vergogne, avait transféré
i son héros les mérites du Poitevin. Pourtant, si la conquete fut
I'oeuwe de Gadifer, il n'en reste pas moins mai que les Canaries fu-rent,
pour leur premiere fois, colonisées 2, la rnaniere normande.
Pl y avaii des colons, cea'cainement, parmi les émigrés de la pre-mGre
heure. Que certains, pmi les Poitevins, airnt emmené leurs
femmes, eela atteste une volonté d'expatriation défiiaitive 1'9; mais la
tralsison de BernevaH porta malheur R ces in~ni ton~elciv,r 6es Y-' --- 1iiP
Cz la violence d'équipages castillans. Les véritables colon~v inrent b r s
du deuxieme voyage de Béthencourt, en 1405.
Le chapelain de Béthencourt, Jean Le Vemier, a laissé. m récit
extremement vivant diu recmtement des érnigrants. 11 n'est pas in-terdit
d9y reconnaitre me véritabie anticipatican sur les procédés de
la "peup%ade9d' u Canada Bu début du XVe si&c!e comme au t emp
& Colbert, @es émigrants sont originaires de la meme région nor-mande,
le Pays de Caux; leur souche rwale est identique dans les
deux cas; la propagande emploie les memes argwnents; les xlé?actions
sont semblables.
On n'ignorait pas ce qul se passait aux iles dans cette Haute Nor-mandie
littorale, toujours & l'écoute des choses d'outre mer. De Sé-ville,
"Madame de Béthencourt avait rapprié les premieres nouvelles
de la conqueste", écrit Le Verrier, et, continue-t-il, Bertin de Ber-
~c r a lr,e vesiu SakiU gioire a62 payss en avait tranmis d'autres. Dail-leurs,
Béthencourt écrivait "fort souvent, par quoy on avoit tous-jours
des nouvellez" 20. Ce fut bien autre chose, quand, apr& trois
serrmahes de traversée, le "roi de Canarie" débarqua 5 Harfleur. Lew
curiosité aiguisée par la des quatae naturels ramenés par le
L - - -- - - W~LUpIrLe+ ,n- - i t s ei amis s'empressent autour Ld'eux. Les volsntaires
19 M,argry, XVII, 100.
20 Gravier, EXXXi, 157.
8 MICHEL MOLL.4T
dfluent, iorsqu'on sait que Béthencourt a i'intention d'emmener "le
plus des gens du pays de Noirmendie qu'il pourroit".
"Je y veulx mener, disait Béthencourt, des gens de toulz mestiers ... Et
qiaand ils y seront, il ne fault point doubter qu'ils seront en bon país pour
vivre bien aysez et sans grant paine de corps. Et ceulx qui y vendront, je
Ieur donneray assez de terre pour labourer, se veulent prendre ceiie paine.
Il y a, ajoutait-il, beaucoup de gens meseaniquez en se pais qui n'ont pié
de terre et qui vivent 5. grant paine, et si veulent venir de par la, je leur
promes que je leur ferb tout le mieulx que je pouré, et mieulx que nulz
autres qui y sachent venir, et biaucoup plus que aux gens du pais qui sont
du pais maismes et sont fait crestiens" 'l.
La situation de la Normandie a ce moment peut-elle expliquer
B l'afflux des volontaires? B6thencoua.t y fait allusion. Le peu de ren- c.
E seignements dont on dispose sur la population laisse présumer que
O
!es ezmpagms normandesj avant la reprise de la -erre de Cent Ans, n - m ne manquaient pas de bras; mais, au d&but du XV" si&cle, au coew O E
d'une série de crises consécutives, la terre suffisait-elle % faire vivre E
2
son hornme? Dettes, aliénations de biens, décadenw de nombreux E
manoirs, g6ne des artisans, le témoignage de beaucoup de documents 3
purait justifier le propos du baron 22.
O-La
rumeur s'étant kpandue, il se présenta, dit-on, jusqii'a 10, 20, m
E
30 volontaires par jour, qui ne demandaient pas de gages et m6me en O
était-il qui s'offraient 'a fournir leurs vivres de route. On put choisir. n
De ce soin, B6thencourt chargea son neveu Maciot, d'ores et déja E a
dhsigné, dans I'esprit du chef, pour assurer aux iles la permanente n
de son non1 et de son lignage *" Macioi, zyant "la charge de s'enquérir n
n
quelz compagnons c'estoit, conseilloit de les prendre ... propres et 3
O
ahilles" 24. Son choix est révélaJ'ceur des intentions coloniales. Peu de
gentilshomrnes ; surtout des paysans et des artisans, en particulier
des m-ons et des charpentiers. On veui pianter et batir. En tvut,
21 Gra-gier, LXYXII, 158-159.
22 La documentation sur la vie rurale du pays de Caux au début du XV' s. est
fragmentaire. Aux pieces publiées par Gravier et Margry, on peut ajouter quel-qiies
documents des Archives d6partemenWes de la Seine Maritime, relatifs aux
seigneuries des Béthencourt, notarnment des terriers et des comptes de rentes:
10 H. 209; 14 H. 836, 837, 839, 845.
23 Gravier, LXXXN, 167.
24 id., LXXXIII, 162.
LA PLACE DE LA CO-IQU~TE NORMA'IDE DES CANAREES 9
m en prit 160; parmi eux, 23 hommes mariks emmenaient liews fa-mes.
La plupart étaient jeunes. Enthousiastes, ils empsrt6rent. des
instruments de musique et c'est au concert de l e m mébdies que les
Lanzaroteños, "toulz esbahis", virent débarquer les nouveda,ux venaas,
m jour de 17été 1405.
Au siiicle suivant, Jacques Cartier fit part Franqsis P" des possi-bilités
du peuplement en Nouvelle France et, B son tour, Colbert se
fit présenter des rapports. Aux Canaries, le souci d'imformation avait
été semblable. Avec Gadifer d'abord, avec son neveu ensuite, Béthen-court
visita le pays. Ce fut méthodique, car la volonté de eoloniser
est évidente. Le Poitevin et le Normand avaient comrnencé, écrit Bow
tier, par délihérer "monlt. Ionguement" et "moult diligentement" "en
quoy la chose pourroit redonder", et le souci avoué est de "Men
exploiter" 25. Ensemble, ils avaient noté, grace encore h Boutier, b
richesse du sol, la luxuriance de la végétation, l'abondance des ea=,
17agr&nent du climat, l'absence d'animaux dangereaix, les facilit6s
d'acces de IJArchipel, en somme tous les avantages que B&hencozhp.L,
ensuite, avait fait miroiter aux yeux de ses compatriotes. Revenu &
pied d'oeuvre, Béthencourt parcourut les Iles en compagnie de Ma-ciot,
"afin de connaitre le pays" et de le faire voir A sola nevew.
Botte ?i botte, ils chevauchent les mules offertes par le roi de Castille,
interrogeant les indigenes et les colons de la premiere heme, ceux
de 1402, qui dé@ savaient la langue du pays 26.
La fqon dont les Normands ont vu les Canaries est extrhement
révélatrice de leur état d'esprit. Avec leur rnentalité de ruraux, les
compagnons de Béthencourt, comme plus tard ceux de Cartier et de
Cnampiain au Canada, viit ii& U'abWi les aptit-üdes agrkoles &S
?les. Les montagnes aux essences arhrescentes varibs de la Gran
Canaria sont bordées d'une plaine "bonne au labourage" ; malgré son
nom, Tenerife, l'ile d'Enfer, n'aurait pas rnoins d'attrceits; B La Palma
meme, la plus Iointaine des Iles, il m manque pas non plus de "temes
25 Margry, L, 216; Li, 219.
26 Gravier, L X i V - m , 114-135; LXXXIV-LXXXYT, 166171; LXXKVIlI,
176-177. Margry, XXXV-XL, 190-199; LXIV-LXX, 238-249.
hnnes pour tous labourages et bien garnies d'herbages", qualités
supremes, sans doute, aux yeux d'un Normand. En fait, les nowaux
venus ne colonis&ent véritablement qu'a Lamarote, Fkerteventura
et el Hierro; le chapelain de Béthencourt ne se lasse pas de vanter
I'extension et ka qualité des bonnes terres, les ressources en eau. A
Fuerteventura, h'on pourrait, dit-il, "faire ce qu'on voudrait". Lan-zarote
se pr&e ahirablement a la cultwe des céréaks, particdi&-
remen'c 5 edie de l'orge. Partout, les chevres constituent m nombreux
troupeau, 5, Fuerteventura plus spécialement. Cette ile pourrait pro-duire
% foíson le sel necessaire & lz salaison de la viande et du cuir;
mais les indighes n'er, usaient pas. El Hierro, la bien nomrnée pour
ses apparentes ressowces minérala, ajoute A ses terroirs Ci. Mé et
vignoble me eau si digestive, 6cri.t %e Verrier, que, bue apris avoir B
N
"tant mangé qu'on ne peiit plus", elle rouvre I'apMtit une heure plus E
tard 27.
O
n -
=
Assurés de produire, les colons étaient certains d'écouler I'excé- m
O
E
dent de la production. Autre trait du tempéramenít normand: I'intést SE
commereial doubk les préoecupations agricoles. Le Cunwien note la =E
muRipIicité des sites poatuaires, la facilité des relations éi.vee Cadiz, 3
EL Puerto de Santa Maria e t Séville, cinq ou six jours de mer. Le -- 0 Verrier observa l'extraordinaire exuGrance de l'orseille, qui leve m
E
spontanément, "sans main mettre". 11 n'ignorait pas que sa graine O
"vaut beaucoup d'argent", qu'elle sert teindre les draps et que 1%- 6 n
daastrie de sa patrie normande en a hesoin pour la confection des cé- -E
a
Ebres écarlates de Romn. De lA résultent deux caract&res, spéeifi- l
n qiiement coloniaux, de l'occupation nomande des Canaries. Le colon, n
0
d'abord, développe la cinltwle qui lui rapporte le plus, au point que 3
cinquante ans plus tard, Cadamosto attesta I'importance des expor- O
tations canariennes d'orseille "vers le Levant et le Ponant". Le COM-merce,
d'autre part, fut somis au contnale étroit. et pofitable, des
pouvoirs pblics; nul ne pouvait s'y livrer sans la permisslon du roi
des Canaries. Monopole et revenu fiscal préfigurent Ie régime des
privil&ges dits du pacte colonial 28.
E'orseille n'était pas la seule occasion de bénéfiee commercial.
Les lles poduisaient également m autre colorant fort recherché, le
2-i Godinho, op. cit.
28 Gravier, IdWNJI, ,174.
546 ANUARIO DE ESTUDIOS ATLANTICOB.
LA PLAC~ED E LA COXQURTE NORWNDE DES CAXARIES ra
eang de dragon, sans oublier ni les fruits, figues et dattes, ni les
cuirs et les graisses des ch&vres et des lonps marins. Aucune de ces
ressources n'échappa ii nos narrateurs, pas plus que les possibilit6s
de ct6bouchés ouvertes 5 leur paccotille. 11 n'est pas besoin de pousser
lokn la lecture du @cl;nmrierz pour y voir les colons troquer, avec les
insulaires, contre les produits du pays les fabrications traditionnelles
de la quincaillerie normande, aiguilles ii coudre, couteaux, et vieilles
femailles. Les hommes du XVle si&ck ne procédhnt pas autrement.
Tels furent les principaux aspcts de la mise en valeur commencée
par les Normands, oeuvre plus durable qu'on n'imzgine; au eoVas
eIra XBTe siecle, Cadamosto et Valentim Fernandes en observQrent les
résultats, et leur témoignage atteste la continuité des mélhodes
6bauchées aailpz Canaries, et plus tard, développées au Nouveau
Monde 29.
Les modalités de 170ccupation du sol présentent des traits origi-naux
oG la tradition médiévcele se prolonge, oU s'annoncent anssi les
procédés de la colonisation modeine. Le droit du conqraérant ne se
fonde pas seulement sur la Iorce, mais sur le doctrine canonique du
Moyen Age. En tant que chef spiritiáel du genre hwain, le Pape dis-pose
également, au temporel, des pays posséd6s pa-r les paiens; en
I'occurence ce fut le Pape d7Avignon, Benoit XIII, qui en fit déléga-tion
A Béthencourt; 5 ceÍul-cl de ddistribuer les terres. Or I'indighe,
idid5Ie ou paien, n'avait d'autre dih-me que l'adhési03 'iL YEgiise et
h soumission ii l'autsrité civile chrététienme, ou la guerre; Ea gueire
produisait, Iégalement, pour lui, la servitude. Le Canar~iena ffirme le
principe et en dhcrit I'application:
"Si nous n'y trouvom autre redde, déclare Gadifer, nous tuerons les
hommes qui défendront le ,pays; déja nous avons commencé. Nous retien-
4rins les f e r r i~eue t !es er2antu; ~ o !es~ fersons baptissr etnüuu ~ i ~ i ; o i i ü
c o m e eux... Que ce soit un bon exemple 2 tous les pays de par de&" 30.
A le Hierro et ii la Gran Canaria, par exemple, les iiidigGnes qui
avaient résisté par les armes, et qui, de ce fait, furent réputés réfrac-tseires
au bapbeme, furent réduits en servitude, partagés entre les
vainquems, dépouillés de leurs terres 31. Au contraire, le "roi sama-
29 Godinho, op. cit., 332.
30 Pdargry, XXX, 181.
81 Gravier, LXXXW, 172.
sin" de Lanzaiiote et ses deux collGgues de Fuerteventura avaient
accepté la foi, reconnu le droit éminent du conquérant; le premies
était venu le trouver pour 1ui demander "de lui donner le lieu ou il
demouroit, avec certaine cantité de terres pour iabourer et pour vi-ve".
Aux roitelets des iles on attribua de 300 & 400 acres de terre
en bois et en labours, autour de leur "h6tel". En termes normands,
BéALhenconrtp océdait, avant la lettre, un vérítable repacd&miento" .
Selon les principes et 17usa,ge, le repartimiento se fit tout au profit
des colons. "C'estoit bien raison qu'ils fussent mieux traités que les
Canariens", observent les historiographes de la conquete 33. Béthen-court
avait promis aux volontaires de les doter plus favorablement
que les naturels m4me convertis. 11 tint parole. A Fuerteventura, Lan-zarote
et le Hierro, chaque rn6nage franqais recut une maison et des
terres labourables, équivalant & peu pres A ce qu'en Normandie on
appelle une masure. Aux gentilshommes on attribua les "fortes pia-ces",
propres A I'installation d'un chiiteau, qu'on avait, par souci de
sécurité, refusées aux chefs indighnes. "A chacun, nous dit-on, Bé-thencourt
bailla part et p~rcion de terres, de manoirs, maisons et
logis, selon qu'il lui sembloit bon" 34.
En concluant que "chacun fut contenté selon ce qu'il valoit" 3s, la
chronique ne caractérise pas seulernent les modalités foncieres du
reparti-miento. Elle dégage le principe hiérarchique de l'organisation
socia!e. Nul autre principe n'aurait pu inspirer des colonisateurs ha-bitué~
aux structures féodales. Aux Canaries, Béthencourt trans-planta,
en le mitigeant, le régime seigneurial normand. Pas de ser-vage.
Tous les colons sont libres. Leurs tenures elles-msmes sont
franches de taxes pendant les neuf premieres amées; ensuite, elles
sont red-evables au seigneur des ?les d'un champart de la valeur d'un
cinqui6mu de tous les revenus de la terre (le quini-) : une bete sur cinq,
un boisseau de blé sur cinq.. . La dime, comme dans toute la Chrétien-té,
revient de d ~ o iatu x curés des deux paroisses canariennes 37.
Jamais, dans le Canarien, le caractere féodal du "royaume" des
32 Gravier, LXXXVIII, 177-178.
53 id., 178.
34 id., LXXXVII, 173.
35 id., LXYXVIII, 178.
36 id., LXXXVJI, 174-177.
37 id., IXXXTX, 180-182.
ANUARIO DE ESTUDIOS ITLANTiCOS
LA PLACE DE LA CONQUETE NORMAYDE DES CANARIES 13
Canaries n'apparait miem que dans le récit du festin d'adieu offert
par Béthencourt B ses gens, avant son retour en Nomandie. 11s sont
la bien deux cents. Au milieu d'eux, Béthencourt, patriarcal, a les
allures d'un grand haron au milieu de sa "curia". Apds le repas, "il
se rassit en une cherre ung pou hault, 2 celle fin que on l'ouyt plus
ayse. .. Et Ei, ledit seigneur cornmenssa a parler". Le narrateur rap-porte
ses paroles:
"Je vous ay assemMés, a celle fin que vous sackiés de par ma
bouche se que je veulx ordonner et ordonneré."
C'est alors que nous sont décrites des institutions de t y p par-faitement
normand par leur prkcislon et par l'équilibre du libéralis-me
et de l'autorité. Le puvoir de régence délégué ii son neveE, Maciot
de Béthencourt, est total; il s7app.lique 2 toutes les a,ffaires: guerre,
justice, batiments, finances, monnaie, Iégislation. On devra lui obéir
comme ?sis p ~ o ppers onm. Lea drufts UU prime suíit Uéfiais avec
rigueur. Ses recettes sont de type courant des ressources seigneuriaIes
d'Occident: outre le quint-soit 20 %--en nature ou en deniers, de
tous les revenus des sujets, le trésor percoit une taxe sur le commerce
de l'orseille, sans oublier les sur-endes de justice. Car le prince est,
selon la tradition, essentiellement un justicier. Dans chaque Ele, deux
sergents rendent la justice en premi&re instance; les appels revien-nent
au lieutenant;gouverneur, c'est h dire & Maciot. qui Juge entouré
du conseil des plus instruits et notzbles habitants: tout comme un
kailli normand. Pour lois, ce sont les coutumes de France et de Nor-mandie
", La pyramide féodale s'ach6ve dans l'hommage de Béthen-court
au roi de CastiHe, par qui, selon les termes traditionnels repris
par les auteurs du Cana.rLien, Eéthencourt a été "investi et vestu" de
son f ief.
Le colonisateur médiéval anticipe égdement lea pratiques de ses
successews par son suuci de prolonges sur le plan humain l'assimi-lation
entreprise dms le domaine des institw.?ions. Dans ses ultimes
conseils, Béthencouit recommandait Eeu soit serví et kmoré, et
les gens du pays tenus "doucement et amoureusement". EtaHt-ce
14 MICHEL MOLLAT
bonnes et vaines paroles? On serait tenté de le croire. Un Bertin de
Berneval n'avait reculé ni devant la trahison envers ses compatriotes,
ni devant la ruse, le rape et le meurtre envers les indig6nes. Les com-portements
de Béthencourt et de Gadifer n'avaient pas été toujouurs
empreints d'hurnaniti, tant s'en faut. Mais la mentaliti du temps ne
reconnaissait pas de droits 2 1'Infidele ni au Paien. La servitude
n'avait jamais totalement disparu-non plus que le commerce des
esclaves-de la Chrétienté meme ". On ne saurait donc s'étonner des
transferts de la niain d'oeuvre indigene Ca'fle en Ile selon les besoins
de l'exploitation.
11 est assez curieux aussi de rencontrer dans le Canarien le pré-lude
de la traite africaine. Toute disciltée que soit l'authenticité de
l'expédition de Gadifer sur les rives du continent prochain, celle-ci
azmit &va& les -cher&es 52s p=rhgzis, F., ~ i ~ y ~ z «y, fn,r ep l ~ s
tard, détournerent vers les voies atlantiques le "fleuve de l'or" souda-nais
40. De l'or, Gadifer n'en rapporta pas, mais il transporta des gens
du pays O la Gran Canaria. Au siecle de Les Casas, il suffira d'allon-ger
les itinéraires.
La force et !a crainte n'ont cependant pas, seules, marqué les rap-ports
des colons et des indigknes. Elles prétendaient &re au service
de I'intention missionnaire, et préparer la communauté de vie des
habitants, anciens et nouveaux. Gadifer déclarail: "Nous vivrons
comme eux". ISéthencourt ramenait des naturels en Normandie,
autant "pourqu'ils voient la France" et la snaniere d'y vine que pour
présenter des échantillons huuniains de son 'iontain royaume. Les co-l
o n ~ne tarderent pas & parler la langue du pays et Bkthencourt, sol%
citant du roi de CastilIe et du Pape la nomination d'rin éveque pour
les Canaries, souhaiiait un préiai qni ovit büii derc et cuiiliaisse k
parler local 41.
Le Cmarien contient un long exposé catéchistique l'usage des
indig4nes et, 5, plusieurs reprises, raconte leur conversion. Ils venaient
m Verlinden: L'eschaye dans Z'Ettrope médiévule, t. 1, Féninsule Iberique,
France (Bruges, 1955).
40 F. Braudel: De l'or dw Sowdccn. EI Por d'Arnérigzce ("Annaies", E. S. C., 1948).
-S1 Gravier, XC, 185.
550 ANUARIO DE ESTUDIOS ATLANTICOS
LL PLACE DZ LA CONQvi-,TE NORMANDE DES CAXARIES 15
se faire baptiser a la suite de leurs chefs et un jour, dit-on, Bé-thencourt
et Gadifer pledrent, de joie, parce qu'ils étaient la
cause du salut de tant d'ames. Si, peu apres le commencement de
conquete, les Chrétiens, colons et indighes, étaient assez nombreux
pour justifier la désignation d'wi bvGque, c'est qu'lls constituaient
dé$ deux proises avec des églises de type norrnand; I'une d'elles,
oeuvre de Jean Le Mqon, rappelle, encore, de nos jours, par son
vocable, Santa María de Betencuria, et par son architecture, hautes
fenetres, tour carr6e et nef mique, le stgrle ogival des églises rurales
de la Normandie Q2.
Une seule foi, une langaae commune, des genres de vie identiques,
bient6t un mGme peuple. Les Normanias apprirent le parler des
Mahoreros, ceux-ci apprirent le Eran~ais; on Be parllait encore cent
a~%pslu s 'ard. Vri apprit A. combattre, ii vivre, a rnourir ensemble. Des
mariages fusionn6rent les families. Les Francais avaient commencé
une oeuvre d'éducation. Des Portugais, les EspagnoBs surtout, ache-vGrent
la colonisation d6s le XVe si&cle. Peu de traces subsisGrent
des Normands. Le souvenir cependant n'en disparut pas tout ii fait
et l'entreprise de Gadifer et de Béthencourt s'inscrit la premi6re
page de I'histoire des tentatives f angaises de colonisation.
Peut on sans témérité assigraer une place & I'épisode canarien du
XVe siGcle dans l'histoire de I'expanaion framcaise, ou du moins, nor-mande?
Postérieure de plusieurs si&cIes a= grandes fondations des
XI" et Xñe s36cles en Angleterre, en Sicile et & Antiocbe, Iargement
antérieui-re aux entreprises des XVIe et XVIIe au Brésil, en Floride,
a m Antilles et au Canada, la tentative de Sthencourt n'est-elle pas,
aéanmoins un témoin a'une tendance atavique et pérenne? 8n ne peut
pas affirmer, sans doute, I'existence d'une filiation entre des réali-sations
si distantes chronologiquement. Des similitudes n'en subsis-tent
pas moins.
11 n'est pas doutews. que iI'exp&dition de Béthencourt prsc&de du
meme esprit que ies entreprises antbrieures des Mormands. L'esprit
de croisade l'anime, ainsi que Gadifer. hw cwmmune participaticm
"2 Ch. de La Ronci6re: Mistwim de b décozcverde de IyAfriqm, HI, 24.
B l'expé&Mon &ricahe de 1390 les avait fait collaborer avec les Gé-mis;
or, 5 ce msment mGrne, du Levant oir ils controlaient le dernier
swivannt des Etats FYamics, Chypre, les Génois transposaient les tra-ditions
rnédlterranéennes vers les rivages de I'Atlantique. N'étaient-ils
pas au nombre des premiers découvreurs des iles océaniques au
XWe sZck? "Les kaux faiz du passé", que la nostalgie héroique de
Gadifer e t Bthencourt voulaient renouveler, ~ouvaienpt rendre ainsi,
dans lew pnsée, Ia forme de souvenirs concrets.
&res 1405, les Normands n'oubli&rent pas les Canaries. Béthen-cowt
y renvoya des navires en 1418. Lui-meme disparut en 1422;
rnais le dé1aP normal de la tradition orale, environ trois gknérations,
n'était ps rhvoh que s'ouvrait E r e des découvertes. C'est par un
salut, synhllque, 2 I'ile de Tenerife que commence la plus ancienne
rdation normande, apres le Cammien, d'un voyage lointain, celui de
Gonnedie m B&sii en 1363, si&& apr& E é t h e ~ c v4~3. tE ntre les
Béthencourt des ?les et Ies Béthencourt de Ia miore patrie, le temps
n'abofit pas les souvenirs. Au temps oil les Mormands répondaient %
I'appel du Canada avec Champlaia, les deux branches de la famille
renouaient Iews rrlaiions en 1613. Peu apr&s, tandis que RicheIieu
stimulait I'expansion franqaise, vol& p e Pierre Bergeron éditait 5
Paris, en 1639, un manrrscrft du Cuinarie~e t le proposait en exemple
aux coIsnisateurs de son pays. Ainsi, il faisait écho ainx contemporains
des Grandes Déeouvertes; dans 17anthoIogie alors consacrée par le
compilaterir dtr mannscrit frangais 18.629 de la Bibliotheque Natio-nañe
de Paris 5 la rnémofre de Béthemourt, on voit, groupSs, des
extmits de Pierre NaxDyr, Paul Jove, Jean de Mariana et Jacques-
Auguste Thuasne; pour eux, BéthencouPt occupe 121 premiere place,
ehromolsgiquemema.t, de la série des conqv.iatadores.
En conclpesion, sans affirmer me iiliation, ni Eorcer 1% compa-saison,
quelques constatations s'imyosent. Les coions Ges Canarieu
sont de la meme origine, pitevine et normande, -e ceux dlu Brésil, de
1s Florlde et du Canada. Leur instailation s'effectue de 1% -meme ma-
552 kiVUBRIO DE ESTUDIOS ATLAATTICOS
ni&-e. On transplante au loin, avec Ees kommes, les &mes eadres
sociaux hiérarchisés de la tenlare et de Ha seignewie, les m'ernes re-gles
de droit public et privél, les "coeatmes" de Ramrce et de Nw-mandie,
les memes habitudes rurales, le m&me soiaci de I'assirniEation
avec les populztions inokigGnes. Ce fut, &m des circonstrmces divemes,
la prsjection d'un rn6rnre esprit, d'me meme eiviEisation.