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I I
VOYAGE
AÙX ILES FORTUNÉES
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section
de la librairie) en octobre 1898.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Un séjour dans l'île de Java. Le pays, les habitants, le
sysième colonial. 2 édition. Pion, éditew·, 1898.
Au pays de Paul et Virginie. Plon, éditeur, 1895. Un vol.
in-18 avec wavnres et carte. Prix: 4 fr.
A travers l'Afrique australe. Pion, éditeur, 1895. Un vol.
in-18 avec i:ravures et carte. Prix: 4 fr.
Voyage au mont Ararat. Pion, éditeur, 1892. Un vol. in-18
avec carte el i:ravure. Prix : 3 fr . 50.
Du Caucàse aux monts Alaï. TranscaspiP., Boukharie, Ferganah.
Pion, éditeur, 1890. Un vol. in-18 a.vec carte. Pris :.3fr.50.
La Terre d~s merveilles. Voyage au parc national de la Yellowstone.
Hachette el Ci•, éditeurs, 1886. Un vol. avec 40 i:ravures
el 2 cartes. Prix : 4 fr.
Voyage au Mexique. De New-York à Vera-Cruz par terre.
Hachette el Ci•, éditeurs, 1885. Un vol. avec 37 i:ravures et 1 carte.
Prix : 4 fr. ·.
La Terre de glace. Féroë, Isla11de, les Geysers, le mont Hékla.
Pion, éditeur. 1883. Un vol. avec i:ravures et cartes. Prix: 4 fr.
Un été en Amérique. De l'At/a,.tique aux monta.qnes Rocheuse.<.
2• édit. Pion, éditeu r, 1886. Un vol. in-18 avec rrravures. Prix: 4 fr.
De M~gador à Biskra. Maroc et Algérie. Cballamel, éditeur,
1881. Un vnl. :wec carie. Prix : 3 fr. 50.
Le Tyrohet le pays des Dolomites. Quantin, éditeur, 1880.
Un vol. avec carte. Prix: 3 fr .
Promenades dans les Pyrénées. Nouvelle édi tion. Marne,
éditeur, 1895.
Voyages dans le nord de l'Europe. Norvège et Laponie.
7• édition. l\fame, éditeur, 18~J3.
Le Caucase glacé. D'après F.-C. Grove. Quantin, éditeur, 1881.
Mythologie scandinave. D'après Anderson. Leroux, édit. , 1886.
PARIS . TYP. nE F.. PLON~ NOURRIT ET ci11 8, RUE r.ARA:"\CIÈRF.. - 3840.
VOYAGE
AUX
ILES FORTUNÉES
LETTRES DES CAN ARIES
PAi\
JULES LECLERCQ
Ouvrage accompagné de gravures
UEUXIÈlllE
PARIS
LIBRAIRIE FLON
E. PLON, NODRlUT ET C'• , IMPRIMEORS-ÉDITEDUS
RU E GARANCIÈRE, 10
1898
Tous droits réservés
A
XAVIER MARMIER
Je laisse le nom de Xavier J1armier en têle de
ces Lettres qui lui furent dédiées jadis, lorsque je
les publiai pour la première fois, il y a près de
vingt ans. Que ce nom protège ce livre et soit une
preuve de ma vénération pour l'illustre membre de
l'Académie française, le vétéran des voyageurs.
J. L.
Octobre 1898.
.·
VOYAGE AUX ILES FORTUNËES
LETTRES DES CANARIES
<i\i~}Q!~~~~
LES ILES FORTUNÉES .
Un mot d'introduction. - Situation des lies Fortunées. - Les
ancirm y placèrent les Champs Élysées. - Leur nom actuel. -
Questions d'éLymologie.
Je pars encore. Le démon des voyages m'a
séduit pour la vingtième fois, vous devinez par
quels stratagèmes perfides. Au retour d'une longue
absence, j'ai toujours beau me promettre,
comme le petit Savoyard, de ne plus quitter mes
pénates, dès le printemps sqivant l'humeur voyageuse
rentre dans sa période d'effervescence :
faut-il vous avouer que je ne rêve plus alors que
mer bleue, soleil des tropiques, forêts vierges et
montagnes aux cimes argentées!
Cc qu'il y a de séduisant Jans les voyages,
n'est-ce pas que chaque jour ils apportent une
1
2 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
nourriture nouvelle à notre âme avide d'inconnu?
Est-il rien de si petit, 'de si médiocre que le bonheur
quotidien? Le travail a ses heures de découragement,
la poursuite des honneurs a ses déceptions,
l'amour du bien a ses défaillances, les plus
nobles passions humaines ne laissent souvent au
fond du coeur qu'ennui et dégoût; mais les voyages
ne laissent point de regrets. De mes pérégrinations
en pays lointains j'ai rapporté un insatiable désir
de voir encore, de voir sans cesse, et je ne sais
rien de plus intolérable à la longue que de trainer
cette nostalgie de l'espace sous nos tristes cieux
et au milieu de l'atmosphère viciée de nos villes.
Cette nostalgie, vous la connaissez; vous avez dû
l'éprouver quand vous écriviez ces vers qui la
peignent si bien :
" Oui, dans le vent du soir qui traverse la plaine,
Dans le soupir- de l'onde et le chant de l'oiseau,
Quand je suis seul, j'entends une voill: de sirène
Qui m'appelle toujours vers un monde nouveau ••• »
Après avoir parcouru les contrées du Nord, que
vous m'avez appris à aimer, après avoir visité les
austères domaines du Lapon et de l'iroquois, je
veux aller aux pays du soleil contempler les riantes
beautés de la nature tropicale. J'ai caressé bien
des projets insensés avant de décider sur quelle
plage je jetterai l'ancre. Ceylan, ce paradis du
monde, m'attirait autant que le Brésil, dont j'ai
LES ILES FORTUNÉES. 3
si souvent rêvé voir les merveilleuses forêts vierges;
mais Je moyen de voir ces lointaines contrées
quand on ne dispose que de quelques semaines!
J'ai retourné bien des fois la sphère terrestre, et
finalement mes yeux fascinés n'ont plus pu se
détacher des îles Fortunées. Quand cette fascination
se produit, elle passe promptement des yeux
à l'âme. Voilà comment j'ai arrêté ce voyage.
Je me propose de vous le raconter. Raconter
des voyages, c'est ma vieille routine, et il faut
bien que j'y cède, dussé-je passer à vos yeux pour
un de ces pauvres fous que Byron plaint dans ces
vers que vous citez quelque part :
• Every fool describes in these bright days,
His wondrous journey to some foreign court,
Aod spawns his quarto, and demands your praise 1• •
Quand j'ai divulgué mon· dessein, maints se
sont demandé où pouvaient bien se trouver
les îles Fortunées. L'un les plaçait au nord de
l'Australie; un autre, au sud dn Japon ; un tel
prétendait que ce ne pouvait être que le groupe
des Antilles, pendant q~'un brave bourgeois
qui n'avait jamais vu que Londres, soutenait
que seules les iles Britanniques pouvaient porter
1 Chaque fou, en ces jours de lumièr.e, décrit son merveilleux
voyage en quelque cour étrangère, et produit son in-quarto, et
demande vos louanges.
4 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
un si beau nom. Tous les archipels y passèrent, et
les îles d'Hyères ne furent pas oubliées. Si je laissais
entrevoir que les anciens donnaient ce nom
de Fortunées aux îles que l'on appelle aujourd'hui
les Canaries, la plupart n'en étaient guère plus
instruits quant à la position de cet archipel. On le
confondait soit avec les Açores, soit avec les îles du
Cap-Vert, mais surtout avec les îles Madère,
car c'est un privilége des noms chéris des gourmets
d'être connus de tous. Ne vous êtes-vous pas
souvent amusé de cette profonde ignorance de
la géographie chez les hommes les plus lettrés?
Vous ne serez point surpris que pour les mettre
sur la voie, je n'avais qu'à prononcer le nom de
T6nérifi'e. Alors ils s'exclamaient d'un ton triomphant
en se léchant les lèvres : « Ténéri[e ! j'y
suis : c'est le pays du malvoisie! »
Or donc, les Canaries sont situées dans l'océan
Atlantique, à 1,200 kilomètres de Cadix, en face
de cette portion du littoral africain où l'empire du
Maroc confine au grand désert. On ne compte que
90 kilomètres de la côte d'Afrique au point le plus
voisin de l'archipel. De même que les Baléares ne
sont que le prolongement sous-marin de la côte
d'Espagne, de même les Canaries semblent se rattacher
au continent africain; ces îles montagneuses
et plongeant à pic dans l'Océan continuent la
chaîne del' Atlas. Sont-elles les débris de l'ancienne
LES ILES FORTUNÉES. 5
Atlantide, les antiques témoins d'une civilisation
puissante, les ~erniers vestiges d'un . contine~t à
jamais enseveli sous les eaux? Je vms peut-etre
perdre beaucoup de votre considération en vous
avouant que je n'ose pas élucider une question
aussi ténébreuse et dans laquelle se sont embrouillés
tous ceux qui l'ont abordée. Je vous renvoie
à cet égal·d aux Essais sur les îles Fortunées de
Bory de Saint-Vincent.
Il m'est infiniment plus aisé de préciser la latitude
des Canaries, en disant qu'elles sont comprises
entre 27° 30' et 29° 25' de latitude nord.
Elles se trouvent donc bien près du tropique du
Cancer. Cette lati.tude est celle de la Floride, de
la haute Égypte, de l'Inde septentrionale. Le m.éridien
de Ptolémée, encore en usage chez plusieurs
peuples, passe par 1'1le de Fer (Hierro ), la plus occidentale
du groupe.
Des treize iles que compte l'archipel des Canaries,
sept seulement sont habitées : Ténériffe, la
Grande Canarie, Palma, Lanzarote, Fuerteventura,
Gomera et Hierro. La population totale est de plus
de 280,000 âmes, d'après le dernier recensement.
Les Canaries, connues des anciens, ont été perdues
pendant tout le moyen âge. Elles furent
retrouvées vers la fin du quatorzième siècle. Le
Nol'mand Jean de Béthencourt en prit possession
pour le compte du roi d 'Espagne. Conquises par
6 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
un Français, ces îles n'ont pas cessé depuis lors
d'appartenir à l'Espagne, dont elles forment aujourd'hui
une province gouvernée par un capitaine
général.
Ne déplorez-vous pas la tempête qui fit échouer
Bélhencourtsur la côte d'Espagne? Si Béthencourt
n'avait pas fait naufrage, ces îles seraient aujourd'hui
françaises. L'Espagne possède la perle des
Antilles, véritable poule aux oeufs d'or que l'oncle
Sam dévore des yeux. L'Espagne dédaigne les
Canaries; elle se borne à y envoyer une armée de
fonctionnaires qui, chose étrange, en reviennent
toujours riches, mais elle n'en tire aucun parti;
loin d'être une sou~·ce de revenus, cette belle
province est à charge à la métropole, alors que
par sa fertilité et sa situation elle pourrait être
l'une des plus riches colonies du monde! Ce n'est
pas sans raison que les anciens donnèrent à ces
îles le nom de Fortunées.
Vous me demanderez ce qui m'autorise à dire
que les Canaries sont bien les mêmes iles Fortunées
où un dogme de la mythologie païenne avait placé
les Champs Élysées, le séjour des âmes bienheureuses.
Pour vous répondre, je pourrais me lancer
dans une de ces dissertations scientifiques à perle
de vue, bourrées de citations grecques et latines,
qui mènent triomphalement à PAcadémie des
inscriptions et belles-lettres; mais vous voudrez
LES ILES FORTUNÉES. 7
bien m'absoudre si je préfère laisser de tels exercices
à ceux qui sont savants, ou font semblant.
Toutefois, pour justifier le titre de ces lettres et
prouver qu'il ~'est. pas aus~i f~ntaisiste que vous
pourriez le croire, Je vous dirai en peu de mots ce
que de doctes auteurs ont délayé en longs chapitres
d'un style·grave et érudit.
Le vieil Homère nous apprend que les Champs
Élysées se trouvent à l'extrémité de la terre. Là
les hommes passent une vie douce et paisible; ils
n'ont à souffrir ni les hivers rigoureux, ni les neiges,
ni les pluies : l'air, né des zéphyrs qu'exhale
l'Océan, y est toujours frais ..... Je vous épargne le
reste de la description. Ce que je voulais vous dire,
c'est que les Canaries sont, de toutes les contrées
du monde connu des anciens, celle à laquelle ce
tex.te s'applique le mieux. Mais les Canaries étaientelles
connues du temps d'Homère? 11 est probable
que des navires phéniciens les avaient déjà visitées;
des historiens fort recommandables prétendent que
les Phéniciens leur donnèrent le nom de Alizuth,
mot hébreu qui signifiait plaisir : les Grecs en
firent Élysée. Au témoignage de Salluste, c'est à
ces iles que se rapporte la description d'Homère.
De tous temps, la tradition a placé les Champs
Élyt.é..:s non sur un continent, mais dans des îles.
Iles. Fortunées, Champs Élysées, ces expressions
é ent synonymes dans l'antiquité. Plutarque dési-
8 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
gne bien clairement les Canaries lorsqu'il parle des
îles dis tan tes de la côte d'Afrique d'environ mille
stades, que l'on appelait Fortunées, et où, suivant
l'opinion qui prévalait de son temps, se trouvaient
les Champs Élysées, le domicile des bienheureux,
tant célébré dans les oeuvres d'Homère. Ces îles
furent d'ailleurs connues jusqu'au quinzième siècle
sous leur ancien nom de Fortunées, et ce ne fut
qu'à cette époque qu'elles prirent leur dénomination
actuelle.
D'où vient donc ce nom de Canaries? Puisque
me voilà en veine d'érudition, je veux vous donner
encore un échantillon de mon savoir-faire.
Pline le Naturaliste est le plus ancien écrivain qui
ait mentionné le nom de Canarie, par lequel il
désigne celle des Fortunées qui s'appelle aujourd'hui
la Grande Canarie. Au témoignage de Juba,
roi de Mauritanie, dont Pline tenait ses renseignements,
cette île possédait beaucoup de chiens
d'une taille extraordinaire. C'est à ces chiens
(canes) que l'île dut son nom.
On pourrait croire qu'une telle autorité décide
la question. Hélas! non. Pour vous montrer comme
les savants peuvent torturer leur vénérable cervelle
sur des choses aussi oiseuses, je vous citerai
l'opinion de Nufiez de la Pen.a, qui ne se contente
de rien moins que de remonter au déluge et de
faim débarquer aux Canaries un fils et une fille
LES ILES FORTUNÉES. 9
de No6, appelés Crano et Crana : Canarie n'est
qu'une corruption de Cranarie. Des historiens de
science très-vaste, tels que Jorge Hornio, ont écrit
de gros livres pour prouver que les Canaries furent
peuplées par une colonie de Chananéens qui leur
donnèrent leur nom. D'autres prétendent qu'elles
doivent leur dénomination à la tribu berbère des
Kanarr. L'historien Viera soutient que le cap Bojador,
point de la côte marocaine voisin des îles
Canaries, s'appelait du temps de Ptolémée Ultima
Caunaria, et que de Caunaria à Canaria la transition
est facile.
Après les opinions émanant d'aussi graves auto.ri
tés, dois-je vous citer colle qu'on trouve relatée
dans le dictionnaire de Calepino? Ce respectable
grammairien enseigne fort sérieusement que les
Canaries doivent leur nom à leurs champs de cannes
à sucre. Malheureusement, si Ambrosio Calepino
avait été aussi savant en histoire naturelle qu'en
philologie, il n'aurait pas ignoré que les cannes à
sucre étaient inconnues des anciens insulair.es.
Et celle qui fait dériver Canarie du verbe latin
cano, chanter? Vous n'ignorez pas que les îles
Fortunées sont la patrie de ces aimables oiseaux
chanteurs connus sous le nom de canaris. .Mais
?us inclinez à croire, je suppose, que ce sont les
oiseau qui ont pris le nom de 1les et non les îles
celui des oiseaux. '
1.
_10 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
Que les Canaries doivent leur nom aux Kanarr
ou aux Chananéens, aux chiens ou aux serins, il
vous importe sans doute fort peu, et maintenant
que vous êtes suffisamment édifié, j'espère, sur
ma facile érudition, je clos ma parenthèse étymologique.
r
CHAPITRE II
LA TRAVERSÉE.
Moyens de se rendre aux Canaries. - Le Doin Pedro. - Trisfe
départ. - En vue du ~orlugal. - Les passagrr~. - :Monotonie
de la traversée. - Premier aspect de l'ile Ténénffe. - La raùe
de Sainte-Croix. - Dernière soirée à bord,
Pour me rendre aux Canaries, j'avais le choix
entre plusieurs lignes de paquebots. Le gouvernement
espagnol a ~tabli un service de steamers qui,
deux fois par mois, font le voyage de Cadix à
Sainte-Croix de Ténériffe, capitale de l'archipel. On
pe aussi s'embarquer à Lisbonne pour Madère,
et de là gagner Ténériffe par le paquebot anglais
de Liverpool. Le voyageur peu pressé et curieux
de voir du pays choisira la ligne Paquet, de Marseille,
qui fait le voyage en quinze ou seize jours,
en relâchant aux principaux ports du Maroc. Les
deux lignes anglaises qui desservent la côte occidentale
d'Afrique font escale à Téréniffc. Mais la
ligne la plus directe, la plus rapide et la plus confortable
est celle des Chargeurs réunis, dont les
quebots vont du Havre au Brésil et à la Plata
en touchant à Ténériffe une fois par mois. Lorsque
12 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
Ténériffe sera pourvue d'un môle qui rendra son
port sûr, nul doute que cet te île, située sur la route
de l'Amérique du Sud, du cap de Bonne-Espérance
et de l'Australie, ne devienne le point de
relâche de tous les navires qui se rendront dans
ces contrées; mais telle est l'incurie espagnole,
qu'il se passera longtemps encore avant l'achèvement
du môle de Santa-Cruz. En attendant, les
paquebots ont coutume de faire du charbon à
Saint-Vincent (îles du Cap-Vert), dont le port est
plus commode.
J'ai pris passage au Havre pour Ténériffe, et présentement,
le 11 juillet 1879, me voilà installé
dans une jolie cabine du Dom Pedro~ qui s'.en va
directement à Rio et à Buenos-Ayres en mouillant
quelques heures à Sainte-Croix, où je débarquerai
dans six jours s'il platt aux éléments.
Le Dom Pedro est tout flambant neuf. Il a été
construit· au Havre en six mois : il fait son troisième
voyage. C'est le plus grand, le plus beau paquebot
de la flotte des Chargeurs réunis. Le salon est
de plain-pied avec le pont, disposition excellente
pour les pays chauds; toutes les boiseries sont
en érable : la teinte en est plus gaie que celle de
l'acajou qu'on emploiè partqut ailleurs. Ces détails
ont leur importance : j'aime, dans une traversée
qy_Ldoit durer plusieurs jours, d'habiter une
.demeure agréable. Au dessous du salon sont dis-
LA TRAVERSÉE.
o!ées vingt cabines spacieuses pouvant recevoir
p uarante p<tssagcrs d e premi"e re c1a sse : 1ra·1 sant
suite à l'entre-pont, elles ont un plafond très-élevé,
car le Dom Pedro a été construit en vue du transport
des chevaux de la Plata. Celle cpération n'a
pas répondu aux ~spérances de l~ ?ompagnie :
elle y a renoncé aprcs quelques essais 1 nfructueux;
dans les gros temps, les chevaux s'entre-tuaient,
affolés par le roulis et le tangage; beaucoup mouraient
en route. Le transport des chevaux, de
Bueno -Ayres au Havre, revenait à 315 francs
par tête, et n'était guère rémunérateur. On sait
d'ailleurs que les chevaux de la Plata ne sont
qu'à demi dre sés, et pour cette raison convien-n
peu à la cavalerie fran çaise.
Je suis prédestiné à partir toujours par un
m à ne pas mettre un marin dehors. Quand je
emba i pour l'Amérique, il neigeait à gros
~teo1111, bien qu'on fût au milieu du mois de mai.
fois, en plein mois de juillet, le temps est
m ssade encore, s'il est possible; la tempé'
en France, est en ce moment inférieure à
de loscou, s'il faut en croire les derniers
•IMm' s météorologiques; il tombe une pluie glaand
il ne vente pas par rafales. Je grelotte
nt, ~t dans peu de jours je rôtirai sous le
iques. Ces 'iolents contrastes sont un
ds atlraits de la vie de vovaae. J 0 .,..
~--: QUEs
L<o': " . ~ .• . .. ~~ ,,. ---~
.,. OE G~\\~-~/
I·
U VOYAGE AUX ILES FOilTUNÉES.
Le commandant Fleury est sur la passerelle.
A quatre heures ordre est donné d'évacuer le pont.
Les derniers adieux s'échangent. On démarre, et
le Dom Pedro est lentement remorqué de bassin en
bassin. Vers cinq heures nous saluons le phare.
Personne sur la jetée, par ce chien de temps. Le
Havre ne tarde pas à disparaître dans la brume :
déjà la terre de France s'est évanouie. Le com.
mandant crie : « A toute vitesse! >>, ét Je Dom
Pedro, mû par sa puissante hélice, bondit sur la
vague écumeuse ... Je m'arrête : la cloche m'appelle
au dî~er. Allons faire connaissance avec nos corn.
pagnons et nos compagnes de traversée.
-1<
**
Dieu merci, nous avons enfin laissé derrière
nous les flots orageux du golfe de Gascogne dont
j'ai expérimenté une fois de plus la réputation
méritée. Nous avions à peine doublé le cap Finistère,
que nous entrions dans une mer paisible et
bleue, miroitant sous le radieux soleil d'Espagne.
On a tendu les tentes sur le pont. A une température
hivernale a succédé une douce chaleur. Hier
encore je n'osais m'aventurer sur le pont sans
m'affubler d'un triple vêtement de laine; aujourd'hui
je m'y promène en léger costume d'été. Cette
côte qui émerge là-bas dans l'éloignement, c' est la
terre portugaise, où je pa::lsai naguère des jours
LA TRAVERSÉE. 15
délicieux. L'affreux spectre du ~al de mer, qui
régnait à bord en souverain, s'est enfui à tire-d'aile,
et tout le monde est revenu à la santé et à la joie.
peu de passagers : la ligne des Chargeurs réunis,
créée depuis peu de temps, n'a pas encore la vogue
des Messageries maritimes. Aussi y voyage-t-on
comme en famille : au bout de deux jours tout le
monde se conna1t. Une cabine entière est allouée
à chaque passager, et l'on est infiniment mieux
servi que sur ces paquebots encombrés de monde,
où l'espace et la nourriture sont distribués avec
parcimonie. Notre cuisinier est chinois : s'il massacre
le français, il est passé maître dans la cuisine
française.
Nous sommes dix à table. A .ma droite est le
commandant, depuis vingt-trois ans capitaine : il
réunit les qualités du marin et de l'homme du
monde, phénomène assez rare chez ceux qui pratiquent
le rude métier de la mer. A l'autré bout
trône Je docteur, un gros Gascon, court et trapu:
un des types les plus amusants que j'aie rencontrés;
c'est le boute-en-train : sa figure joviale dériderait
la déesse de la Mélancolie. Sa cabine est un
musée sui generis; on y voit, accrochés au plafond
et aux parois, tous les animaux les plus hideux du
Brésil : des lézards, des vampires, des caïmans.
L'élément féminin est représenté par une Parisienne
qui, après un tour en France, va retrouver sa
16 VOYAGE AUX ILES FORTUl\ÉES.
famille établie à Montevideo : elle nous donne
d'intéressants détails sur l'Uruguay. Elle passe ses
journées à écrire. En voici un autre qui s'absorbe
dans la lecture: c'est un négociant danois qui s'en
retourne à Buenos-Ayres, où il est en train d'amasser
une fortuue; il lit Jules Verne. Dans tous
mes voyages maritimes, j'ai toujours rencontré des
liseurs de Jules Verne: heureux auteur qui sait si
bien raccourcir les traversées l Il y a ensuite un
. éleveur de moutons : il amène avec lui, pour les
faire multiplier à la Plata, des béliers et des brebis
mérinos valant 2,000 francs par tête. Les
pauvres Lêtes ont eu le mal de mer les premiers
jours. Hélas! faut-il qu'au milieu de nous se soit
glissé un communard, probablement un échappé
de Nouméa! Il est facile de voir qu'il porte un oeil
postiche, qui ajoute au cynisme de sa physionomie.
Mal lui a pris de vouloir soutenir ses sottes
idées à table; on lui a signifié poliment que la
politique est exclue du salon de première classe .
...
* *
Autant la traversée que je fis naguère d'Europe
aux Étals-Unis fut féconde en incidents, aut.ant
celle-ci me paraît paisible et depourvue d'émotions.
Point de glaces flottantes, pciint de brouillards,
point de navires en vue, et partant, point
d'abordages à redouter. Le voyage de France au
LA TRAVERSÉE. 17
Brésil passe pour le pont aux ânes des capitaines:
ils n'ont qu'à se confier aux vents et aux courants,
qui les porteront sûrement vers leur desti-nation
·
Çà et là nous voyons gambader des marsouins, -
de.s souffieurs . Ce matin nous avons aperçu les
pr~m iers poissons volants, signe caractéristique
du voisinage des tropiques. On dirait, suivant la
belle image de Bernardin de Saint-Pierre, que des
néréides se sont chargées de conduire dans ces
mers des flottes de poissons.
Les poissons, voilà nos seules diversions; mais
on ne peut pas passer tout le jour à regarder des
poissons.
La mee présente l'aspect d'une immense nappe
limpide comme une glace, d'une tristesse infinie :
un dé~ert aqueux. L'eau est d'un bleu profond,
ultra-marin, presque violet, dont la Méditerranée
ne donne pas l'idée. Le soir un sillage phospho··
rescent, étincelant de lumière, se creuse derrière
le navire.
Il tombait hier une fine rosée, comme il arrive
souvent dans ces parages : c'est que nous étions
dans le voisinage de Madère, dont les malades
recherchent le climat chaud et humide. La température
n'est pas fort élevée pour la latitude :
23 degrés centigrades; il est vrai que le ciel est
cournrt. Il semble que la température exception-
18. VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
nelleme.nt froide qui règne cet été en Europe
exerce son influence jusqu'ici.
Chacun s'attend à découvrir bientôt le célèbre
Pic de Ténériffe, dont nous ne devons plus être
qu'à quelques milles : car depuis trois jours
nous avons filé, vent arrière, 81~5 noeuds 1
, soit
12 noeuds à l'heure. Par un temps clair le Pic se
voit, dit-on, à cinquante lieues à la ronde, et les
marins prétendent qu'à certain point situé entre
Madère et Ténériffe, on peut apercevoir à la fois les
deux îles. Le fait est possible, mais il doit être rare.
Dans cette région. voisine du tropique, il s'opère
un énorme travail d'absorption de l'eau de la mer
par le soleil : les vapeurs condensées planent à
quelque mille pieds au-dessus de !'Océan ; parfois
'elle se dissipent au sou file du vent; plus rarement
~encore, elles se résolvent en pluie. Telle est la
~raison pour laquelle le Pic est si souvent voilé :
il faut être favorisé d'un temps très-clair pour le
distinguer du large.
Le commandant commence à s'étonner que le
Pic n'apparaisse pas encore. Aurions-nous dévié
de notre route? Les chronomètres seraient-ils en
défaut? Les commentaires vont leur train parmi
nous. L'un dit que le volcan s'est fondu ·; un autre
1 Le noeud équivaut au mille. Le mille con lient 1,852 mètres . Il y
a trois milles dans la lieue marine (5 ,555 mètres). On compto
1 ,590 milles du Havl'e à Sainte-Croix de Ténériffe.
LA TRAVERSÉE. 19
opine qu'il a sauté en l'air à la suite d'une éruption.
Nous en sommes là de nos conjectures quand,
à trois heures de l'après-midi, le second nous vient
annoncer que Ténériffe est en vue.
Avec quelle ardeur et quelle anxiété les lorgnettes
sont aussitôt braquées vers la direction
indiquée! Nos coeurs battent d'émotion. Mais chacun
a beau écarquiller les yeux, comme soeur
Anne, on ne voit rien venir. La vue perçante des
marins a toujours fait mon désespoir: là où je vois
à peine un point noir à l'aide d'une lorgnette, ilr
découvrent à l'oeil nu un navire et en comptent
les mâts.
A force de scruter l'horizon, nous finissons par
deviner les formes indécises d'un cap se profilant
vaguement dans la brume : c'est le cap Anaga.
Bientôt ce sont des lignes mieux accusées, se per-·
dant dans les nuages; puis, à l'arrière-plan, sur- .
gissent des montagnes fuyant les unes derrière
les autres, comme des décors de théâtre. Ces
montagnes appartiennent à la cordillère d'Anaga,
qui se dresse à l'extrémité orientale de l'île Ténériffe.
Quant au Pic, qui forme le centre de l'île,
il se dérobe à toutes nos investigations : il reste
obstinément caché derrière un voile de vapeurs.
Le cap Anaga est d'une majesté sombre : des
roches basaltiques, nues et stériles, aux flancs
abrupts et déchirés, assombris par un ciel terne
20 VOYAGE AUX ILES FOilTUNÉES.
et nébuleu·x; deux écueils taillés en cône surgissent
au ·pied dè .ce promontoire: on les prendrait
pour les cimes de montagnes submergées. La mer,
très-profonde aux abords de Ténérilfe, se brise
en écume contre ces puissantes murailles. Tel est
le premier aspect sous 1.equel me sont apparues les
îles Fortunées. Si, dans mes souvenirs de voyageur,
je voulais trouver un objet de comparaison, je
songerais au. cap Nord, que battent les flots de la
mer Glaciale. Même couleur du ciel, mêmes noires
falG\ises à pic, même nature sombre et désolée.
A peine avons-nous doublé le cap, que les flots
grossissent. Tout à coup se produit une éclaircie
qui ne dure qu'un instant : pendant une minute
nous avons pu voir le pain de sucre du Pic émergeant
bien haut dans le ciel au-dessus des nuages.
Av~cquelle émotion j'ai contemplé cette cime, dont
je ferf}i · bi~ntôt l'a$cension ! Mais voici que le voile
se ·referm.e. Pendant une heure nous longeons de
près .la côte.: èlle est si triste, si stérile, que je ne
puis me défendre tout d'abord d'un sentiment de
déceptiôJl. Mais bientôt le navire met Je cap sur la
baie de Sainte-Croix, et le tableau devient moins
sévère; La ville pous .apparaît, avec ses maisons
mplti~olores don;iioées_ par les tours massives de
la cathédrale et ·de l'église San-Fi 1ncisco. Le
paysage enviFonnant offre un. a~pect tout africain :
çà et là des palmiers, ·ctes cha!nps de nopals ..
~ \l:'iTE-CllOl:'i DE T1; :-;1;n 1FFF:
(Cfü 111' '"' M. llA\111 '"'·)
LA TRAVERSÉE. 21
En entrant dans la rade, j'éprouve une étrange
impression de serre chaude : à la brise de la mer
succède subitement une atmosphère tiède et étouffante.
Pour le coup, je m'aperçois que je ne suis
plus sous le ciel du Nord.
Il est six heures du soir quand nous tirons le
coup de canon d'usage et que la chaine de l'ancre
se déroule dans le port. Nous avons donc franchi
en cent quarante heures, moins de six jours, les
quinze cent quatre-vingt~dix milles que l'on
compte du Havre à Sainte-Croix de Ténériffe.
Hourra pour le commandant, hourra pour le Dom
Pedro, l'un des meilleurs chevaux de course d~
l'Océan ! Nous voilà loin du temps où Jean de
Béthencourt venait faire la conquête des îles avec
des bateaux non pontés.
Nous ne débarquerons point ce soir, car après
six. heures la santé ne vient plus. Songez donc 1 il
faut qu'il soit constaté que la peste ou le choléra
ne résident point dans les flancs du Dom Pedro.
Pour la dernière fois je dîne à bord avec mes
compagnons de traversée. Tous ont pris passage
pour l'Amérique du Sud, et je suis réduit à débarquer
seul à Ténériffe. Cette île n'est qu'un point
d'escale : on y passe, on n'y séjourne guère, à
part de rares savants et de plus rares touristes
que tente l'ascension du Pic. L'idée de la prochaine
séparation aurait jeté un froid sans de copieuses
22 · VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
libations de champagne à l'honneur de notre
excellent commandant.
J'ai passé une grande partie de la soirée sur le
pont, et je suis encore tout ému des splendeurs de
ce ciel tropièal que j'ai entrevu pour la première
fois. Je n'avais jamais dépassé une latitude plus
méridionale que la baie de Chesapeake en Virginie.
Le firmament était constellé de millions d'étoiles .
qui brillaient d'un éclat extraordinaire : le poële
a pu les comparer avec raison à autant de lampes
d'or suspendues à la voûte céleste. La planète
Vénus projetait sur la mer une longue traînée lumineuse.
Vers l'est, les noires montagnes d'Anaga
profilaient avec une incroyable netteté dans la
pure atmosphère leurs crêtes déchiquetées qui
semblent taillées à l'emporte-pièce. Les lumières
de Sainte-Croix se miraient dans la baie endormie.
Tout cela avait pour moi le délicieux attrait de
l'inconnu. Il me tarde d'explorer ces iles Fortunées
que je ne connais encore que par les descriptions.
Demain je soulèverai un bout du voile. Je brûle
de débarquer, et cependant je me prends à
regretter le pont du Dom Pedro, qui me rattache
epcore au pays natal. Allons retrouver ma cabine :
ce sera ma dernière nuit passée à bord 1•
1 Quelques mois après, le Dom Pedro s'est perdu sur la cùlc du
Brésil, en race de Bahia.
CHAPITRE III
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE.
Climat de Sainte-Croix. - Impression première. - Un pays sans
télégraphe. - Un hôtel canarien. - Les bêtes féroces des Cana·
ries. - Aspect de la ville. - La place de la Constitution. - Le
casino.-. Le môle. -1\loeurs <i'amphibies. - Aspect de la population.
- Visite d'un jardin. - A travers champs. - Les chameaux.
- La promenade - Les Canariennes. - Apathie des
inùigènes. ·
C'est une étrange chose que de passer subitement
de notre ciel brumeux à l'éclatante lumière
de la zon.e torride. Il y a huit jours à peine, je traversais
les rues de Paris par un sombre jour de
pluie; depuis hier, j'ai fait connaissance avec le
soleil des tropiques. Ce soleil flamboie dans un
ciel d'un bleu éblouissant; il grille les yeux et
met la cervelle en ébullition. Et cependant, les
gens m'assurent que la chaleur n'est pas exceptionnelle.
Que sera-ce, mon Dieu! quand soufflera
le manhaltan, le terrible vent du sud-est, ce
fléau des Canaries!
Sainte-Croix est la fournaise de Ténériffe.
Dumont d'Urville, Alexandre de Humbol<lt et
d'autres voyageurs qui ont parcouru les con-
'2' VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
trées les plus chaudes de l'univers déclarent que
cette localité est atrocement étouffante: or j'y suis
tombé au coeur de l'été. Sous l'influence de celte
brusque transition du Nord à un climat africain,
j'ai perdu l'énergie et l'appétit, et si je ne réagissais
contre le penchant au sommeil, je dormirais
debout. Aussi, j'ai hâte d'aller chercher dans les
montagnes un climat moins chaud.
Depuis que j'ai débarqué dans cette île perdue
au milieu de l'Océan, j'éprouve cette singulière
impression d'isolement que j'ai ressentiè chaque
fois que je me suis trouvé jeté subitement sur une
terre étrangère après quelques jours de traversée.
Nouveau venu au milieu J'une contrée où l'on ne
connaît personne, on se trouve quelque peu ahuri,
comme le naufragé à la recherche d'une épave. Je
·n'ai jamais éprouvé ce sentiment avec plus de
force que lorsque j'ai vu partir pour le Brésil le
navire qui m'a amené ici, emportant loin de moi
mes amis d'un jour que je ne reverrai probablement
jamais. Et puis, j'envie leur bonheur: le nom
seul du Brésil m'a toujours fasciné. N'y pensons
plus. Je sais par expérience que les mille préoccupations
du voyageur fraîchement débarqué auront
promptement dissipé ce pénible état d'esprit.
Ah! qu'il me serait doux d'envoyer aux miens
une dépêche télégraphique l Mais les tles Canaries
ne sont pas encore reliées à l'Europe par un câble
SAINTE-CROIX DE 'fÉNÉHIFFE. 25
sous-marin 1
• Nous sommes si habitués à l'usage
du télégraphe, que nous ne comprenons guère qu'.il
y ait des pays qui puissent s'en passer. Un vapeur
anglais est attendu demain de Sierra-Leone : je lui
confierai mes lettres, qui iront à Liverpool avant
de prendre le chemin de la cara patria. Le service
direct de la poste n'a lieu que deux fois ·par mois,
par le paquebot espagnol qui va en cinq jours de
Sainte-Croix à Cadix.
Je suis logé dans une vraie fonda espagnole.
Dans Je patio s'épanouit une végétation toute tropicale
: il y a des bananiers de cinq mètres de
hau teur, dont l'immense feuille me fait toujours
songer à Paul et Virginie, q1û s'en servaient en
guise de parasol. Dans la galerie qui circule autour
du patio, il y a des oiseaux de toutes sortes, depuis
Je perroquet jusqu'au serin, ce rossignol des Canaries:
le matin, toute cette gent emplumée m'éveille
par son joyeux ramage, et il ne me faut pas un
grand effort d'imagination pour me croire au
milieu d'une forêt vierge des tropiques.
Il va sans dire que dans cette fonda on mange à
l'espagnole : on dîne de riz et du traditionnel
puchero. Le puchero des Canariens est un morceau
de boeuf ou de mouton bouilli, accompagné de
pommes de terre, de patates douces, d'ignames et
1 Un càl.Jlc a élé établi dc1rnis que ces leltres onl élé écriles.
2
26 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
de garbanzos (pois chiche:.'). Je sms urrrvè en pleine
saison des fruits : ah 1 les bonnes figues fraîches,
sans parler des abricots, des bananes, et surtout
de ces beaux raisins dignes du pays du malvoisie!
J'ai fait connaissance avec le fléau des .pays
chauds, les moustiques. Ces horribles insectes . se
jouent de toutes les précautions. Hier soir, j'ai eu
beau: fumer toute une boite de cigarettes, agiter des
serviettes dans tous les coins pour en expulser l'ennemi,
à peine étais-je retranché dans ma moustiquaire,
que de sinistres bourdonnements m'annoncèrent
le signal de l'attaque. J'ai passé toute la nuit
à me donner des soufflets pour écraser mes assaillants,
mais je n'ajoutais que de nouvelles douleurs
à mon cuisant supplice. Ce n'est qu'aux premières
lueurs du jour que l'ennemirepu m'a laissé en paix.
A près les moustiques, les fourmis. En prenant
mon café, j'en ·ai trouvé une légion dans lesucri~r.
En fait de bêtes féroces, il y a encore l'affreux cancrelat
ou blatte(blatta Americana). Ce gros insecte
noi1· court sur les murs avec une telle rapidité, que
je l'ai pris d'abord pour une souris. Il se fourre
partout, dans les armoires, dans le linge, dans
les lits, et sa voracité cause des maux incalculables
dans les villes et les campagnes. Il a été, dit-on,
apporté d'Amérique, et a grandement multiplié.
Sainte-Croix (en espagnol Santa-Cruz) porte
entièrement le caractère des cités espagnoles. Les
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE. 27
maisons, comme à Cadix, se terminent généralement
en terrasses où l'on va respirer le frais le soir;
les façades, comme à Grenade, sont peintes des
plus vives couleurs; les fenêtres, à volets verts,
sont ornées de balcons en saillie; les jalousies,
toujours fermées, sont invariablement percées d'un
judas fixé par le haut au moyen de deux charnières
: lorsque la planchette se soulève à l'int6-
rieur, on aperçoit un joli visage de femme qui fixe
sur vous ses grands yeux noirs. Votre passage est
un événement dans ces longues rues désertes et
silencieuses, pavées de cailloux roulés plus horribles
que ceux de Tolède. La ville est bâtie en
damier, malgré les inégalités du terrain. Aux
heures chaudes de la journée, personne, pas même
les chiens, ne s'aventure dans ces rues ensoleillées.
Ici comme dans toute l'étendue de la péninsule,
une branche. de palmier est suspendue à chaqne
fenêtre. Les églises, assez laides, reproduisent
cette profusion de sculptures et de dorures qui
distingue les églises espagnoles.
S'il n'est pas .une ville d'Espagne qui n'ait sa
place de la Constitution, Sainte-Croix ne pouvait
manquer d'avoir la sienne. Son dallage, quim'arappelé
celui de la place Saint-Marc à Venise, est éle 1 é
de deux pieds au-dessus du passage destiné à la
cirèulation: c'est une sorte de plate-forme dont le
rebord présente de dis lance en distance un escalier
28 VOYAGE AUX II.ES FORTUNÉES.
de deux ou trois marches. Le soir, les étrangers
et les ivrognes,-deux espèces fort rares ici,-sont
exposés à se rompre les os en tombant du haut de
la plate-forme. A l'une des extrémités de la place
s'élève une croix, emblème auquel la ville doit
son nom; à l'autre extrémit.é se dresse un obélisque
en marbre surmonté de la Vierge de la Chandeleur
et flanqué des statues de quatre rois guanches
tenant en guise de sceptre le fémur sacré,
symbole de la puissance royale chez les anciens
peuples de Ténériffe.
C'est sur la place de la Constitution que s'élève
la demeure fort simple du gouverneur des îles
Canaries; c'est là que se trouvent les deux seuls
cafés de la ville, si l'on peut appeler de ce nom de
modestes cabarets; c'est là aussi que · se trouvent
les principaux magasins, la plupart occupés par
des Français. Avant l'arrivée de d~ux horlogers
français, il y a quelque vingt ans, on ignorait ici
l'usage ùes montres : ils ont tous deux fait fortune.
Ce qui manque encore, c'est une boulangerie française.
Le pain du pays, fait sans levain et avec le
rebut des farines, est vraiment horrible.
A l'angle de la place de la Constitution et de la
calle de la JJlarina sont installés les salons du Cusino,
dont un aimable indigène m'a fait les honneurs :
j'y ai trouvé un cabinet de lecture où figurent, à
côté de la Revista de Canarias et du lJfemorandum,
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE. 29
le Figaro et les journaux illustrés de France et
d'Angleterre. Ce casino possède une fort belle
salle de bal où se réunit en hiver la jeunesse canarienne.
La calle de la Marina mène au môle, où l'on va
respirer le frais après le coucher du soleil. La
construction de ce môle dure depuis trois siècles;
c'est au plus si on lance douze blocs de pierre par
an; c'est peu, si l'on songe qu'au point où l'on en
est arrivé, la mer n'a pas moins de cent quarante
mètres de profondeur. Les plus gros navires peuvent
mouiller à cent mètres du quai. L'achèvement
du môle ferait la fortune de Sainte-Croix. Puisque
le gouvernement espagnol y met tant de lenteur,
m'est avis que le travail devrait se faire par l'initiative
privée des habitants : une compagnie par
actions mènerait promptement l'entreprise à bonne
fin; elle se rembourserait moyennant un droit do
tonnage, et ferait une excellente affaire tout eu
créant un port magnifique où vieudraient se ravitailler
tous les navires du monde.
C'est au môle que la population se baigne. La
chaleur est si grande, que le moment qu'on passe
au bain est le meilleur de la journée. Aussi les
habitants de Ténériffe sont-ils tous plus ou moins
amphibies : ils passent la moitié de leur existence
dans fa mer, et y semblent aussi à l'aise que les
requins. Quand ils s'aventurent trop loin, ils se
2.
30 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
font parfois dévorer par ces horribles squales qui
sont fort nombreux dans ces parages. Les femmes
se baignent le soir : lorsqu'on se promène sur la
jetée à ce moment, onestlittéralementassonrdi par
les cris stridents qui sortent des gosiers des baigneuses:
c'est une cacophonieimpossible à décrire.
C'est par suite sans doute de ces habitudes
d'amphibie que les vêtements nécessaires chez
nous ne paraissent pas indispensables à Ténériffe.
Les enfants courent absolument nus, la plupart
des femmes du peuple n'ont rien de plus qu'une
chemise qui laisse voir leur poitrine, et j'ai vu au
môle des portefaix qui n'avaient pour tout costume,
- horribile dictu, -4u'un chapeau de paille
à larges bords : pourvu qu'ils aient la tête garantie
du soleil, ils ne se croient pas obligés de vêtir le
reste de leur personne. Arago l'a dit avec raison
· dans son Voyage autour du monde, on ne sait pas
ici le sens des mots pudeur et modestie.
Cette population canarienne est fortement basanée
de la tête aux pieds : le teint, café au lait, se
rapproche beaucoup de celui du mulâtre. Le mélange
du sang espagnol et du sang guanche a produit
une belle et forte race. Les Guanches étaient
les habitants aulochthones qm occupaient le pays
avant la conquête. Je vous dirai dans une autre
lettre ce qu'on sait de cette intéressante nation à
jamais disparue,
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE. 31
*"*'
Sainte-Croix, bien qu'elle ait le rang de capitale
des Canaries, n'a rien qui puisse retenir longtemps
l'étranger. C'est une ville triste et inanimée, sans
industrie et presque sans commerce. Depuis deux
jours que j'arpente ses rues désertes, j'ai pu les
apprendre par coeur, et demain je les quitterai
sans regret. Ce matin, n'ayant plus rien à voir en
ville, je suis entré dans un jardin, dontle propriétaire
m'a fait les honneurs avec une courtoisie
tout espagnole. Je me suis promené là une heure
entière au milieu des caféiers, des cannes à sucre,
des cocotiers, des amandiers, des camphriers, des
magnolias; j'y ai cueilli et mangé les fruits les
plus fins des tropiques : je ne connais rien de si
e:xquis, de si parfumé que la pomerosa, originaire
de Cuba. J'ai goûté aussi au fruit du manguier,
qui passe avec raison pour l'un des meilleurs qui
soient au monde.
1e me suis acheté ensuite une ombrelle blanche
à doublure bleue, et armé de ce protecteur dont
ne se séparent jamais les indigènes, j'ai affronté les
ardeurs d'un soleil torride dans la campagne de
Sainte-Croix. Les palmiers forment le trait caractéristique
du paysage, des palmiers géants, auprès
desquels ceux de Bordighera ne sont que des nains.
J'ai suivi des chemins tracés au milieu des champs
32 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
de nopals à cochenille et bordés de murs en pierres
sèches; ces pierres, de nature volcanique, ont été
extraites de la terre préalablement à sa mise en
culture. Lorsque je passais le long des murs blancs
je me serais cru dans une fournaise, tant la réver-'
b~ration du soleil était insoutenable. Des réservoirs
en maçonnerie destinés à l'irrigation des champs
se rencontrent de distance en distance.
Après avoir suivi le bord de la mer, je me suis
engagé dans une de ces vallées étroites et profondes
que les Canariens désignent sous le nom de
barrancos. L'aspect en est sauvage et sombre : de
tous côtés, des montagnes nues et décharnées, où
végètent tristement quelques genêts; au fond du
ravin, un torrent de galets, où il n'y a pas une
goutte d'eau: c'est ainsi que je me représente les
vallées de l'Arabie. Pour compléter l'illusion,
voici venir une file de maigres chameaux, aux
genoux pelés, chargés de lourds fardeaux : ils
portent des clochettes au cou et sont muselés, car
il paraît que le chameau de Ténériffe n'a pas la
bonté ni la résignation de son pauvre cousin
d'Afrique: quand on le malmène, il mord.
L'heure la plus agréable de la journée, à SainteCroix
comme dans tous les pays chauds, est celle
de la promenade du soir. Ce sont quelques instants
de répit à l'accablement, à l'atonie du
corps et de l'esprit; on respire enfin, et vers dix
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE . ~3
heures du soir la température est tout à fait délicieuse.
Il y a, derrière l'église San Francisco, une pro-menade
qui n'a sa pareille nulle part; il n'est
point d' alameda qui la va~ll~ en Espa~ne; ~i le
Prado de Madrid, ni la Chnstma de Sév1lle, m les
Cascines de Florence ne peuvent lui être comparé~.
Cette promenade, vrai jardin d'Armide, a
nom plaza del Principe. Elle est ombragée de
magnifiques lauriers de l'Inde, qui en quelques
années ont atleint la taille de nos vieux chênes.
C'est la perle de Sainte-Croix.
Cc qui est plus charmant encore que la promenade,
ce sont les promeneuses qui s'y viennent
l'aire admirer chaque soir, suivant une habitude,
pour ne pas dire une passion qui se retrouve dans
tons les pays espagnols. Quelle prestance! quelle
taille cambrée! quelles splendides chevelures de
créoles! Sous ce ciel béni elles se promènent
décolletées, nu-bras, en toilette de bal. Il y a
dans leur manière de poser coquettement la mantille
sur le haut du peigne d'écaille, à l'arrière de
la tête, et surtout dans l'art compliqué avec lequel
elles manient l'éventail, un arsenal de séductions
capable de fondre les neiges du pic de Ténériffe.
Ah! qu'elles ont raison de tenir à la mantille !
Cette coiffure est celle qui sied le mieux aux dames
. . ' et Gautier a pu dire à bon dro1t qu'il faut qu'une
84 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
femme soit laide à faire peur pour ne pas paraître
jolie avec une mantille. Serait-ce là la raison pour
laquelle je n'ai vu que de jolies femmes à la plaza
del Principe? Ou bien les laides seraient-elles
tenues au secret?
Quel dommage, - il faut bien dire le revers de
la médaille, - que ces beautés précoces se fanent
si vite! A douze ans, les filles sont en âge de se
marier; mais leur beauté ne tarde pas à se flétrir,
et elles sont vieilles vers trente ans. Leur fécondité
en est en partie la cause. La race canariennc
est tellement prolifique, que sans l'émigration le
territoire des îles ne suffirait pas à la population.
Ce qui est singulier, c'est que cette fécondité des
femmes se remarque non-seulement aux îles Canaries,
mais dans toutes les îles de l'Atlantique, que
la population soit de race latine ou saxonne. C'est
là un fait physiologique dont il serait assez difficile
de déterminer les causes.
J'ai' été présenté à la promenade à toutes les
notabilités de l'endroit. On m'a fait absorber un
nombre incalculable de sorbets, on m'a fait faire
la connaissance de charmantes senoritas dont
quelques-unes s'expriment très-correctement en
français; mais je préfère les entendre parler la
belle langue castillane, qu'elles manient avec tant
de grâce et de noblesse. Quand je leur parle de
-mes projets d'ascension du Pic, elles cherchent à
SAINTE-CROIX DE TÉNÉRIFFE. 35
m'en détourner, me représentant d'un air anxieux
tous les dangers auxquels je vais m'exposer; elles
sont si frileuses, qu'elles grelottent à l'idée de me
voir passer la nuit à la belle étoile à dix mille
pieds d'altitude. Lorsqu'elles me voient bien
résolu dans mon funeste dessein, elles me dQnnent
toutes sortes de conseils, et se mettent à énumérer
toutes les boites de conserves que j'aurai à
emporter pour ne pas mourir de faim dans le cours
de l'expédition.
L'ascension du pic de Ténériffe passe ici pour
une prouesse tout à fait extraordinaire. Quiconque
l'entreprend est un héros aux yeux des indigènes.
On serait tenté de croire que c'est une excursion
fort en vogue parmi la jeunesse canarienne, et
qu'il n'est point d'habitant de Ténériffe qui ne se
croie obligé, au moins une fois dans sa vie, de
présenter ses hommages au volcan qu'il a continuellement
devant les yeux. l\fais il n'est que les
choses lointaines qui puissent tenter la curiosité
humaine : on fait peu de cas de ce que l'on possède.
A Toronto, où l'on peut entendre le bruit
du Niagara, j'ai vu des gens qui n'avaient jamais
été au pied de la cataracte. Ici je n'ai rencontré
personne qui soit monté jusqu'au cratère. M. Masferrer,
médecin militaire de résidence à SainteCroix,
qui m'a fourni de précieux renseignementsï
a fait cette ascension l'année dernière, et en a
36 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
publié une intéressante relation; mais je me bâte
de dire qu'il est Catalan. Plusieurs indigènes m'ont
offert de m'accompagner dans de petites excursions;
mais je n'ai pu déterminer personne à me
suivre au Pic.
A quoi faut-il attribuer cette insurmontable
apathie qui caractérise les habitants de SainteCroix,
sinon à l'influence du climat et surtout à
leur genre de vie? Tout le monde ici paraît anémique,
et spécialement les femmes, qui ne vivent
de la vie extérieure qu'à partir de neuf heures du
soir. Jamais elles ne se produisent au soleil; le
rose ne s'épanouit point sur leurs joues, et c'est
le seul élément qui manque à leur beauté. Puis,
quel abus de boissons glacées l Un négociant de
11' endroit, affligé d'une famille de douze enfants,
offre sous ce rapport un type assez curieux. : à
quelque moment que je me présente chez lui, je le
trouve assoupi devant une bouteille de vin de
Ténériffe ou un sorbet au lait; comme il est corpulent,
ces rafraîchissements s'échappent comme ils
peuvent par les pores, sous forme de perpétuelle
transpiration; le soir, quand je le retrouve à la
promenade, il dort debout, semble sortir d'un
rôve quand on lui adresse la parole, et commet
dans la conversation les plus effroyables coq-à-
1' tme.
Les Canariens sont bos,Pitaliers comme tous les
SAINTE-CROIX OE TÉ ÉfilFFE. 37
Espagnols. Du moment que le maitre de céans a
prononcé la formule consacrée: <<]}li casa esta a su
disposicion », l'étranger peut se considérer chez
lui: il est reçu sur le pied de l'intimité; on l'invite
à déjeuner en famille, on lui offre le malvoisie,
puis on fait un peu de musique au salon, et l'on
se quitte en promettant de se retrouver le soir à la
promenade.
Nulle part je n'ai vu des moeurs aussi dépourvues
de toute espèce de contrainte. Les dames ne
quittent pas de toute la journée leur négligé du
matin : elles ne font toilette que pour la sortie du
soir ou pour la messe du dimanche.
L'intérieur d~s maisons est entièrement disposé
contrn les elJets de la chaleur, à J'inverse de nos
maisons du Nord. Les appartements sont spacieux
et bien aérés; les murs sont blanchis à la chaux,
jusque dans le salon de réception; les plafonds,
très-élerés, sont en bois peint en bleu; les fenêtres
sont protégées par des volets verts toujours fermés,
et ces intérieurs sont plongés dans une demiobscurité.
Au centre de la maison s'ouvre, à la
manière arabe, une cour carrée ou patio, ombragée
par des bananiers ou d'autres arbres des tropiques
et animée par des oiseaux ou par une fontaine.
Je n'ai pas voulu quitter Suinte-Croix sans présenter
mes hommages à M. Sabin Berthelot, ancien ·
~1J.01HI0~ ( / '°' '-"
38 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
consul de France, qui s'est fixé bien jeune aux îles
Fortunées et en a fait sa nouvelle patrie. Ce snvant
naturaliste est l'auteur d'un admirable plan en
relief de l'île Ténériffe, exposé dans un des salons
de l'hôtel du gouverneur. Il a fait aussi un grand
ouvrage sur l'histoire naturelle des Canaries, en
collaboration avec !'Anglais Webb. M. Berthelot
est un homme du siècle dernier : il est né en 1793
sous la Terreur. Dans sa verte vieillesse, il publie
chaque année de nouveaux travaux. Hier encore
il faisait paraître à Paris ses Antiquités canariennes.
Actuellement il travaille à un traité sur les arbres
et les forêts, dont il a offert la prime.ur à la Revista
de Canarias qui le publie en espagnol : « Ce sera
mon dernier livre n, m'a-t-il dii, avec la .satisfac-
tion que peut donner une vie poblement remplie 1
•
1 Ce fut, en effet, le dernier travn il clu savaut naturaliste, qui
mourut qnclques mois après, le 22 novembre 18SO.
CTIAPITRE 1V
A TRAVERS L'ILE.
La villa de Orotava. - La fonda del Teyde. - De Sainte-Croix à
orotala - Aspect ilu paysage. - La Laguna et son climat. -
raysans. - l\Iatanza. - Arrivée à Orotava.
Le nom d'Orotava s'applique à deux localités
distinctes qui se trouvent dans la partie septentrionale
de l'ile de Ténériffe. Il y a la Villa de Orotava,
située à trente-sept kilomètres de Sainte-Croix,
et il y a le Puerto de Orotava, port de mer situé à
cinq kilomètres de la Villa. Présentement me voici
installé à la Villa, où je séjournerai quelques jours :
c'est le quartier général des grimpeurs qui se proposent
de faire connaissance intime avec le Pic;
c'est le Chamounix de Ténériffe.
Je suis descendu dans l'unique auberge de la
localité, la fonda del TeyJe, tenue par un Italien,
qui est venu chercher ici, il y a quinze ans, la
guérison d'une maladie d'estomac. C'est une maison
sans étage, suivant la mode du pays. On m'a
conduit à ma chambre par un labyrinthe inexlri-
40 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
cable de corridors otl Je ne pourrai Jamais retrouver
mon chemin : les architectes canariens sacrifient
les appartements aux corridors, auxquels ils
donnent la plus grande place. La fonda del Teyd~,
commencée il y a deux ans, est à moitié terminée,
et comme l'hôtelier n'a pas de fonds pour continuer
les travaux, son auberge préscn te Je piteux
aspect d'une figure que le barbier n'aurait ra::;éc
que d'un côté. Si la maison était achevée, elle aurait
assez bon air, et, avec un peu de confort, on y verrait
affluer les touristes, les malades et les amoureux
en lune de miel.1\Iais le confort n'a pas encore
frayé son chemin jusqu'ici, et voilà pourquoi ces
trois intéressantes classes de la société ne viennent
point troubler le silence et la quiétude d'Orotava.
En ce qui me concerne, vous savez combien
peu ma maigre personne se soucie du confort;
mais, bien que les voyages aient pour moi un
attrait si puissant que j'ai pu me résoudre à venir
ici tout seul, j'aime à rencontrer en chemin un
aimable compagnon de route. Je vous avoue que
j'avais la certitude de trouver ici quelque membre
de l' Alpine club se préparant à l'ascension du Pic;
mais je vois bien que je devrai faire seul cette
excursion : à Orotava comme à Santa-Cruz je suis
le premier étranger de passage depuis l'année dernière.
Je suis convaincu qu'un industriel suisse
trouverait moyen d'attirer ici les touristes. Les
A TRAVERS L'ILE. 41
réclames d'hôtelier feraient mieux la fortune d'Orotava
que les pompeuses descriptions des voyageurs.
Orotava est reliée à Sainte-Croix par une excellente
route. C'est la seule route de l'île, qu'elle traverse
dans la moitié de sa longueur. Elle fut construite
militairement par le général Ortega, mort
fusill6, le meilleur gouverneur qu'aient jamais eu ·
les Canaries.
Deux fois par jour une mauvaise voiture fait le
service entre les deux localités. J'ai pris celle de
deux heures, qui arrive ici le soir. C'est une patache
assez primitive, aux carreaux cassés, aux tentures
sales et déchirées, traînée par six chevaux.
Au départ, la chaleur est cuisante : comme il n'y
a pas moyen de respirer dans L'intérieur, je monte
sur l'impériale, où je m'abrite d'une ombrelle, car
le soleil est presque au zénith.
Pendant la première heure, la vue est vraiment
belle. La route, tracée en limnçon, s'élève en pente
douce vers les hauteurs de la Laguna, et SainteCroix
reste consiamment en vue avec ses maisons
blanches comme la neige, ses terrasses à la mauresque,
ses clochers et son port où se balancen\
quelques voiliers et deux ou trois paquebots. La
nappe bleue de l'Océan grandit à mesure qu'on
s'élève : elle est si vaste, que par une illusion
?'o~tiq.ue elle semble monter vers l'horizon par une
mclma1son de 45 degrés: l'oeil n'en aperçoit point
42 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
les dernières limites, perdues dans ces brumes qui
planent perpétuellement sur ·les mers tropicales.
Ce qui est magnifique d'aspect, ce sont les montagnes
volcaniques d'Anaga, qui doruinent SainteCroix
vers le nord-est: ces montagnes, qui ont 6té ·
peu explorées, me tentent par leurs formes agrestes
et tourmentées, et je ne quitterai point Ténériffe
sans y faire une excursion.
Nous avions à peine quitté Sainte-Croix, que je
remarquai le changement de température : à la
chaleur torride de la côte succéda l'agréable fraîcheur
<les hauteurs. Lorsque j'ai dominé SainteCroix
du haut des plateaux, j'ai compris pourquoi
cette ville est une fournaise : elle occupe le fond
d'un entonnoir encaissé, où se concentrent les
rayons solaires. Mais je ne revins pas de ma surprise
quand, au bout de deux heures de montée,
j'arrivai à la Laguna. On m'avait bien prévenu
que cette localité jouissait d'un climat plus frais
que la capitale, mais je ne m'attendais guère à
trouver à si peu de distance de la côte brûlante et
ensoleillée des brumes pouvant rivaliser avec les
brouillards britanniques et un froid assez vif pour
m'obliger à endosser mon manteau. Pendant qu'à
Sainte-Croix les gens se promenaient en coutil, ici
l'on se promenait en poncho de laine, en plein mois
de juillet et en face du Sahara! L'île de Ténériffe
est peut-être la seule contrée qui, sur un espace
A 'fRAVERS L'ILE. 43
aussi restreint, présente de tels écarts de température.
On comprend quels avantages en résultent
pour les habitants de Sainte-Cr0ix, qui tous ont une
maison de campagne aux environs de la Laguna
où ils peuvent, quand bon leur semble, fuir les
chaleurs énervantes de la capitale.
Cette ville de la Laguna doit son nom à quelque
ancien lac desséché. Elle m'a paru assez triste.
De longues rues tirées au cordeau, absolument
désertes; des façades d'une architecture froide et
mélancolique, bien qu'elles soient bariolées de
toutes les couleurs possibles : il y en a de jaunes,
il y en a de vertes, et même de bleues. La Laguna
est une ville déchue, comme Tolède. Elle fut longtemps
la capitale de Ténériffe, et elle e.n est toujours
la métropole religieuse. Elle est aujourd'hui
morte et inanimée, bien qu' clic porte encore les
traces de sa splendeur passée. Elle possède plus
d'un palais somptueux, dont les façades qui tombent
en ruine sont envahies par une végétation de
parasites. Cette fois je n'ai fait que la traverser :
j'avais hâte d'arriver à Orotava.
En quittant la Laguna, il m'a semblé entrer dans
une sorte de Sibérie. Au point le plus élevé de la
route, le brouillard était si intense qu'on ne voyait
plus à six mètres. Les arbres qui bordaient la route
me rappelaient ceux de nos contrées : des saules
des robiniers, des platanes du Liban. Çà et là u~
44 VOYAGE RUX ILES FORTUNÉES.
palmier s'estompait dans la brume, comme par
anachronisme. Sur ces hauts plateaux, le climat se
prête encore à la culture du maïs; les nopals à
cochenille ont disparu.
Le long du chemin, nous rencontrions des paysans
montés sur des ânes tout petits de taille, en veIoppés
dans une sorte de poncho de laine blanche,
les jambes nues et pendant presque jusqu'à terre;
leurs culottes courtes en toile blanche les font ressembler
aux paysans valenciens. Parfois aussi nous
voyons passer gravement un dromadaire au regard
pensif; mais le paysan de Ténériffe ne monte point
cet animal, qui sert uniquement au transport des
fardeaux. Les gens de la campagne cheminent à
âne, ceux de la ville vont à cheval. Les selles des
ânes et des chevaux se relèvent à la mode arabe.
Nous passons l'important village de Tacoronte,
où je m'arrêterai plus tard; à .Matanza, vingt
minutes d'arrêt pour dîner : il y a là une piltoresque
estancia où l'on nous sert de la soupe au
riz, de la langue de boeuf et d'excellentes perdrix;
un voisin me dit que l'hôtesse, qui est venue d'Espagne,
passe pour la meilleure cuisinière du pays,
et je n'ai pas de peine à le croire, après les tristes
épreuves culinaires que j'ai subies à Sainte-Croix.
A partir de Matanza, on recommence à descendre.
Tout à coup le voile de vapeurs se déchire,
et à travers la lumineuse échappée, il me semble
A TRAVERS L'ILE. 45
8
ercevoir de lointains ::cintillements dont je ne .:e rends pas immédiatement comp~e : ce sont les
flots de l'Atlantique, que nous dommons de quelque
mille pieds. Cet Oc~an ridé ~ntrevu ?~ns la
brume est d'un effet magique. Mais cette v1s1on ne
dure qu'un instant, et quand nous arrivons à Victoria,
il fait déjà obscur. Sous cette latitude, la
nuit tombe vite, et succède au jour presque sans
transition. Une heure plus tôt, j'aurais pu contempler
du haut de cette côte l'admirable paysage
d'Orolava. On raconte que lor~qu e l'illustre Humboldt
arriva à Victoria, au point où la route débouche
sur la vallée d'Orotava, il arrêta son cheval
et s'écria en joignant les mains : Ceci est ce qu'il
y a de plus beau sur la terre!
·Je suis arrivé à Orotava à huit heures du soir,
affiigé d'un rhume : c'est le seul inconvénient qu'il
y ait à passer par tous les climats en six heures. Je
suis tout seul à l'hôtel, et cette solitude ne me
déplaît pas. A Sainte-Croix, je devais tant me multiplier
auprès des aimables indigènes, que c'est
à peine si je trouvais le temps de m'occuper de
ma correspondance. Puis il y avait l'autre société,
moins aimable et plus importune, qui a nom les
moustiques. Ici j'en suis délivré. En revanche, il
Y a des légions de puces. Elles ont affaire à un nouveau
venu, et elles ont juré de le sucer jusqu'au •
sang. Oh! les maudites bêtes!
s.
CHAPITRE V
OHOTAVA.
c lébrité d'OrotaYa. - Aspect du site. - Opinion de Humboldt. -
Physionomie de la ville. - Maison de Juan ùe la Guardia . -
Palais ruinés. - Calme el solitude. - Arautapala. - Souvenirs
classiques. - Le pic de Ténériffe. - Son nom local. - Est-ce
!'Atlas des anciens?
Il n'est rien qui pique la curiosité du voyageur
comme d'arriver de nuit dans un lieu inconnu,
l'imagination préparée à voir du nouveau et du
merveilleux, la tête remplie de souvenirs puisés
dans les descriptions des devanciers. Orotava est
un de ces sites privilégiés dont la réputation s'étend
au loin, dont tous les voyageurs ont parlé
avec enthousiasme, et en y arrivant hier par une
nuit obscure, j'étais possédé du plus vif désir d'en
voir les beautés aux premières lueurs du jour.
Il y a à Orotava une promenade en terrasse
ombragée tle platanes, d'où l'on domine touL
le pays envfronnant, comme du haut de la terrasse
du château de Henri lV à Pau. Comme le
coeur me battait lorsque, par une belle matin~
e, je remontais la rue qui mène à cette ter-
48 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
rasse 1 Jamais je n'oublierai l'impression que
j'éprouvai en y arrivant. Bien que le ciel fût voilé
de nuages qui me dérobaient la vue du Pic et ne
me laissaient entrevoir que les régions inférieures,
le tableau qui se déroulait à mes yeux était si
beau, si vaste, si inattendu, que je ne trouvai pas
un mot pour consigner dans mon carnet les délicieuses
émotions qui s'emparaient de moi. Ah! je
comprends que tous les voyageurs aient éprouvé
\e même enchantement devant un pareil site: on
voùdrait le peindre en des termes exacts , mais
nul n'a pu le faire. On peut décrire un coin des
Alpes ou des Pyrénées, Orotava défie la description
: cette vallée sen1ble être un morneau détaché
d'un monde meilleur; elle ne ressemble en rien à
ce que nous sommes habitués à voir sur les autres
points de la terre. On l'a dit avec raison, c'est un
type à part, un paysage que la nature n'a pas
reproduit.
J'ai vu ailleurs des sites d'un aspect plus varié,
plus saisissant; j'ai vu un ciel plus .éclatant, une
verdure plus prononcée dans la vallée de Cintra,
en Portugal, dont Byron faisait le lieu le plus délicieux
qu'il y ait en Europe; mais où trouver ces
montagnes d'une beauté classique, ces teintes
veloutées, cette atmosphère suave et embaumée,
ce ciel tempéré malgré le voisinage de la zone
torride, ce charme qu'on ne pourrait définir, et
OROTAVA. 49
qui fai . ait dire à Humboldt qu'il n'avait vu nulle
part, pas même dans les belle~ vallées du l\.1exique,
un tableau plus attrayant, plus harmomeux? Ce
grand peintre de la nature trouvait qu'aucun séjour
n'était plus propre à dissiper la mélancolie, à
rendre la paix à une âme agitée. Ce que l'on
éprome à la vue de l'Orotava est un sentiment
de tranquille volupté, de bonheur intime, d'autant
plus séduisant qn'on ne s'en rend pas compte et
qu'on chercherait vainement a l'analyser. Peutêtre
y parviendrai-je quand j'aurai pu me fàmiliariscr
avec ce site nouveau; pour Je moment, je
suis tout au plaisir que peut procurer la première
vue d'une contrée où les anciens, qui corn prenaient
les beautés de la nature, avaient placé le séjour
des bienheureux.
•
* *
Si la vallée d'Orotava n'a pas sa pareille au
monde, la ville qui lui donne son nom a une physionomie
qui n'appartient qu'à elle. Ce n'rst plus
la froide régularité <le Sainte-Croix ni la triste
monotonie de la Laguna, c'est un labyrinthe compliqué
de rues et de ruelles montueuses, tortueuses
et enchevêtrées, tracées sans plan, se coupant
à tort et à travers, faisant entre elles les
angles l.es plus invraisemblableR, large ici, étroites
plus lom, commençant on ne sait où, n'aboutis-
(" · .... '.
\ ··'
' ..
50 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
sant nulle part, ne se souciant en aucune façon
des accidents de terrain, attaquant de front les
pentes les plus ardues et descendant à fond de train
ravins et précipices. J'ai vu des rues qui n'ont pas
beaucoup moins de 40 degrés d'inclinaison. La
localité est grande à peine comme un de nos villages,
mais elle est si embrouillée, que je n'y fais
pas dix pas sans me perdre. La ville est perchée
sur le penchant d'une montagne descendant rapidement
vers la mer, dont la nappe bleue s'étend
à perte de vue à 2,000 pieds plus bas. Deux
artères transversales sont les seules qui offrent
une horizontalité relative; les autres rues sont
· inaccessibles aux voitures. Les maisons sont distribuées
pêle-mêle, sans aucune préoccupation
d'alignement : ce dont se souciaient bien davantage
les fiers Castillans qui les édifièrent il y a
deux ou trois cents ans, c'était de bàtir plus haut
que le voisin, en gagnant de plus en plus dans la
montagne. Nul ne voulait être privé de la vue, et
voilà pourquoi les maisons se hissent les unes audessus
des autres sur les pentes les plus escarpées.
On m'a montré, au sommet de la ville, un palais
en ruine juché sur un pli de terrain d'un accès si
difficile, que la tradition dit que son propriétaire
ne ra jamais habité.
A Orotava, les maisons n'ont généralement pas
d'étage: utile précaution dans un pays volcanique
OROTAVA. 51
sujet à de fréquents tremblements de terre. Chaque
habitation se termine par une terrasse à l'orientale
crépie à la chaux . C'est là que la famille se réunit
le soir pour assister au coucher du soleil aux sons
de la guitare accompagnant les canciones. La plu-part
des maisons sont faites en pisé; elles ont des
balcons à l'espagnole, et des volets verts aux
milieu desquels est pratiqué un judas (postigo ),
simple planchette qui joue sur ses charnières _.
chaque fois qu'un passant trouble le silence de la /' ~
rue. Ici comme à Séville on a coutume d'inscrire / ~/
sur des carreaux de porcelaine les numéros des.·~';;) ..
maisons et les dénominations des rues; la plupartf ;;·
des rues portent le nom de quelque Canarien qui· ;_
a illustré son pays. \;;
Il y a à Orotava beaucoup d'antiques maisons\~
seigneuriales datant des premiers temps de la con- \,~
quête. Leurs portes majestueuses sont surmontées
d'écussons ; elles ont des balcons en bois sculpté
d'un travail exquis et d'énormes corniches en
saillie. La plus belle est celle de don Juan de la
Guardia: la façade, <lu seizième siècle, avec ses
fen êtres à fronton, est d'une grande originalité.
Quand on franchit le seuil, on se trouve dans un
gracieux patio plein de fraicheur, orné d'oeuvres
d'art, de statues que le propriétaire a fait venir de
France. Des fl eurs, des oiseaux égayent ce salon à
ciel ouvert; tout autour règne une élégante gale-
52 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
rie; dans un des angles, un superbe escalier à
rampe sculptée, en bois d';.icajon de Ténériffe
noirci par le temps. Voilà une demeure qui réalise
le type idéal de l'habitation humaine!
J'ai été péniblement frappé dn grand nomlire
de ruines qu'on rencontre à chaque pas à Orotava.
La plupart des palais ont été détruits par le feu,
dont ils portent encore les traces. On ne les a point
relevés de leurs cendres. A la vue de ces somptueux
vestiges, je me suis crn parfois transporté dans
Tolède, qui présente le même aspect de grandeur
déchue.
Absolument isolée du monde, l'Orotava a une
physionomie calme et parfaitement heureuse qui
séduit au premier abord. C'est, on l'a dit, le véritable
rus in iirbe dont parle Horace. Comme on
est loin ici du bruit et des agita lions des villes!
Il semble que les indigènes n'aient d'autre souci
que de couler des jours sereins. Point de circula·
tion, point de voitures; on n'entend d'autre bruit
que celui des ruisseaux, des chansons et des guitares.
Heureux Oro ta viens 1 Ils ne songent guère
à faire de la politique et à organiser des pronunciamientos:
ils aiment à respirer en paix la pure
atmosphère où se mêlent l'oxygène vivifiant de lu
montagne et les émanations salines de la mer. Je
comprends, ma foi, que le na1uraliste Ledru ait
pu dire dans son enthousiasme que s'il avait dù
OflOTAVA. 53
·abandonner son pays natal et chercher une autre
patrie, c'est au~ îles Fort~~ées, c'est à Orotava
qu'il aurait termmé sa carnere.
Orotava, c'était l' Arautapala des Gu anches.
J'aime à me représenter en imagination l'aspect
que pouvait offrir cette ville avant l'arrivée des
Espagnols, quand elle était la Tésidence des plus
puissants menceys de Ténérilfe, quand elle était la
capitale du royaume de Tahoro, la plus belle province
de toute la république guanche, quand le
peuple s'assemblait dans l'enceinte du Talwro
pour procéder au couronnement d'un nouveau
roi, on encore quand avaient lieu des réjouissances
publiques accompagnées de jeux qui rappelaient
les jeux Olympiques.
Et puis, que de souvenirs classiques réveille la
vue de ce fortuné coin de terre 1 N'est-ce pas ici
ce lieu de délices et de plaisirs qu'un dogme de
la mythologie païenne réservait aux àmes ùes
héros et des sages 7 Voilà ces Champs Élysées
dépeints par Homère, où les hommes passaient
une vie paisible et douce. N'est-ce pas aussi dans
cette vallée d'Orotava que se trouvaient ces
fameux jardins des Hespérides qui produisaient
les pommes d'or et que gardait un dragon? Hésiode
dit qu'Atlas soutenait le ciel aux extrémités de la
terre, près du pays des Hespérides. Atlas, n'est-ce
pas le pic de Ténérilfe, et l'antiquité n'a-t-elle pas
54 VOYAGE AUX lLE S FORTUNÉES.
identifié le pays des Hespérides avec les îles Fortunées?
Le dragon qui gardait les pommes d'or
n'était sans doute autre chose que cet arbre des
Canaries connu sous le nom de dragonnier, dont
le tronc affecte la forme d'un serpent monstrueux,
dont la séve ressemble à s'y méprendre au sang
d'un être vivant. Quant aux pommes d'or, on les
cultive encore dans la vallée d'Orotava: ce sont
les oranges, quel 'on désiQne en latin sous le nom
de malum aw~·eum ou malum Hesperium (pomme
des Hespérides).
*" '*
C'est par un soleil couchant que j'ai vu pour la
p_remière fois le pic de Ténériffe. Le voile de nuages
q~i l'enveloppait depuis mon arrivée s'est enfin
dissipé, et quand je suis monté ce soir à la terrasse
, l'immense pic m'est apparu tout entier,
plein de gloire et de magnificence. Je ne m'étonne
plus que cette montagne ait longtemps passé pour
la plus haute du globe. Surgissant, pour ainsi
dire, du sein des flots, elle s'élève lentement,
majestueusement' vers les régions de la sérénité'
et dans son superbe isolement elle prend des proportions
étonnantes. Éclairée par les derniers feux
du · soleil, elle resplendissait de lumière pendant
tiue l'ombre envahissait les régions inférieures, et
sa cime étincelante était si haute, si aérienne,
I.E 1•11; IJE Tt::'iliHIFFE. Y1· DG i'[EHTll n·uu11T \\.\
L
OR OTAVA. 55
'elle semblait ne plus appartenir à la terrn. Je .
q~ai vu nulle part un pic qui réalise si bien l'idéé
nd e grandeur que nous assoc1· 0ns au type i' dé a l de
la montagne.
Le pic de Ténériffe a pour nom local Teyde : ce
n'est qu'une transformation de echeyde, mot
gnanche qui signifie enfer. Voilà pourquoi Ténérilfc,
avant la conquête, était universellement
connue sous le nom de l'île de l'Enfer. Rien
d'étonnant que l'imagination d'un peuple simple
et naïf ait conçu l'idée que ce volcan vomissant
des torrents de lave enflammée devait être la
bouche de l'enfer. Les conquérants substituèrent
à ce nom celui de Ténériffe, qui serait lui-même
un composé de deux mots gnanches, tener (neige)
et yfe (montagne). Ténériffe pourrait donc se
traduire par mont B.lanc. Le Teyde est, en effet,
couvert d'un manteau de neige pendant neuf mois
de l'année , et c'est pour cette raison que les
anciens donnèrent à Ténériffe le nom de Nivaria.
Puisque me voilà lancé encore une fois sur les
sentiers épineux de l' érudition, puis-je m'arrêter
en si beau chemin? Vous êtes en droit de me
demander ce qu'il faut penser de cette tradition
qui fait du ·Teyde !'Atlas des anciens. Moi qui
ai l'ambition de gravir le Pic, je ne puis d'ailleurs
décemment ignorer s'il est bien ce qu'Hérodote
appelle la colonne du ciel. Je vous dirai briève-
56 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
ment ce que je sais, à condition que vous
m'absoudrez de vouloir m'acoquiner à ce genre
d'exercice.
Hérodote nous apprend que l'Atlas est une
montagne de forme cylindrique, située dans la
mer, et que sa cime est si haute, qu'on ne peut
l'apercevoir, parce qu'elle est toujours couverte
de nuages en hiver et en été. Je voudrais vous
dépeindre le Teyde en quatre mols, que je ne
pourrais mieux m'y prendre. Virgile nous fait une
description plus précise encore du mont Atlas,
qu'il appelle l'insigne soutien du ciel, et qui porte
sur ses épaules une sphère ornée d'étoiles ardentes.
Dans cette description on reconnaît le Teyde à
l'aspérité de ses versants, à l'éminence de la partie
verticale qui sert d'appui à la voûte céleste, à la
densité de ses nuages, à ses glaces, à ses vents,
à l'épaisseur de ses pins. L'Atlas se trouvait
au milieu de la mer, car le poëte nous dit que
Mercure s'élança dans la mer du haut de sa
cime. Vous citerai-je d'autres auteurs de l'antiquité,
qui plaçaient l'Allas dans les îles Fortunées,
dans les Hesp'érides? J'aime mieux croire
que vous me dispensez de grand coeur d'un aussi
vaste étalage de science.
CHAPITRE VI
LE PUERTO.
Un port en miniature. - La ioule du Puerto. - Les montmietas.
_ Les eslancos. - La cochenille. - Succès d'un casque indien.
- Décadence du Pnerlo.
Lor·sqne, du baut de la terrasse ombragée de
platanes, dont les Orotaviens font leur promenade
favorite, on contemple le grandiose paysage
qui se déroule depuis la cime du Teyde jusqu'aux
rivages de l'Atlantique, on aperçoit tout ·au fond
de la vallée , à six kilomètres de distance, une
petite ville étincelante de blancheur, posée sur le
bord de !'Océan. Ce port en miniature, qui semble
fait tout exprès pour le paysage, s'appelle le
Puerlo de Orotava. Je ne l'ai pas sitôt vu de loin,
que j'ai voulu l'aller voir de près , tant le site
m'avait semblé séduisant.
J'ai donc loué un cheval, et, doub.lement abrité
sous mon casque indien et mon ombrelle, j'ai
bravé les ardeurs du soleil et suis descendu au
Puerto. En cinq minutes j'ai traversé toute la ville
58 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
d'Orotova, et me voici chevauchant au pas sur
une belle roule bordée de plat;:mes, de poivriers ,
d'eucalyptus globulus. Plantés depuis cinq ou
six ans, les eucalyptus ont déjà dépassé vingt
mètres de hauteur. On sait que cet arbre, lorsqu'il
se trouve dans un terrain favorable, croît
d'un pouce par· jour. Rien n'est plus joli que les
haies où s'épanouissent les géraniums, les héliotropes,
les plumbagos, les robiniers, les roses et les
jasmins. Devant moi miroite la nappe bleue de
l'Atlantique, dominée par de hautes falaises basaltiques
profondément déchirées; le Puerto se dessine
au fond, à demi caché entre les falaises et
noyé dans des flots de lumière.
Les montafietas sont un trait caractérisqu e du
paysage : les indigènes désignent sous ce nom des
cônes d'éruption qui ont surgi dans différentes
parties de l'île; il n'y en a pas moins de trois dans
la seule vallée d'Orotava. Ils présentent l'aspect
de petites montagnes pointues, parfaitement
régulières : on ne pourrait mieux les comparer
qu'à des taupinières. Dans la vallée d'Orotava, ces
buttes volcaniques sont écloses au beau milieu de
la campagne, à mi-côte entre la Villa et le Puerto.
La tradition a conservé Je souvenir de leur for·
mation, et là où il y avait autrefois des champs
couverts de moissons, on ne voit plus maintenant
-~e_<;lt3s- awas de cendres et de scories, frappés de
• ·•.. : '': ::.t~; {.t: ,'p; "·
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LE PUERTO. 59
~térilité. Dans le moment même où j'écris ces
lignes, une montafieta pourrait tout à coup surgir
sous mes pieds et me faire sauter en l'air avec ma
plume et mon encre. Les habitants d'une île travaillée
par les feux souterrains sont continuellement
exposés à de semblables surprises.
De la Villa au Puerto on traverse un pays d'une
fécomlité inouïe, où dominent les cultures de
maïs et de nopals à cochenille. L'eau circule partout
dans des canaux en maçonnerie; on rencontre
de nombreux estancos, grands réservoirs de
forme circulaire : ces réservoirs sont soigneusement
construits en basalte granitique, et une
couche de chaux hydraulique en rend les parois
imperméables. Toutes les eaux <les montagnes sont
ainsi conservées pour l'irrigation des champs, et il
n'en est pas une goutte qui aille se perdre dans la
mer.
Des millions de grenouilles ont élu domicile
dans les eslancos; chaque fois que je m'approche
de l'un de ces bassins, elles y font le plongeon
avec le plus remarquable ensemble. Sitôt après le
coucher du soleil, elles commencent un concert
infernal. A raison de leur nombre incalculable,
leur coassement semble être bien autrement puissant
que celui de nos batraciens.
A cette époque de l'année le pays offre un aspect
jaune et ca lciné qu'il ne doit pas avoir au prin·
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60 VOYAGE AUX IL ES FORTUNÉES.
temps. Il est certain aussi qu'au temps où Humboldt
visita l'Orotava, la contrée présentait une
autre physionomie; alors toute la vallée n'étai't
·qu'un immense vignoble; depuis, l'oïdium a tué
la vigne, et à la culture du raisin l'on a partout
substitué celle de la cochenille, qui présente un
aspect moins agréable à l'oeil.
La cochenille n'est pas une plante, comme beaucoup
de gens le pensent, mais un insecte qui vit
sur une plante. Cet insecte, importé du Mexique,
n'a point d'ailes. Son corps, rond et gros comme
une petite araignée, renferme cette matière écarlate
utilisée en teinture. te mâle a seul la faculté
de se mouvoir. La femelle vit en parasite sur la
plante, dont elle se nourrit au moyen d'un suçoir;
elle est enveloppée d'nne sorte de duvet d'un blanc
laiteux, dans lequel elle dépose ses roufs.
Il n'est pas de plantes qui portent autant de
noms que celle sur laquelle se cultive la cochenille:
on l'appelle cactus ou cactier, raquette, nopal,
figuier d'Inde ou de Barbarie; les Canariens l'appellent
tunera; ils donnent au fruit le nom de pica,
à cause des piquants dont il est armé : c'est la
vulgaire figue de Barbarie, si commune en Algérie;
les insulaires, de même que les Arabes, en font
une immense consommation, bien que l'abus on
soit très-pernicieux à raison des innombrables
pepins qu'il renferme.
LE PUERTO. 61
J_,e temps n'est plus ot1 la cullure de la coche
nille donnait 40pour1 OO. Le Mexique et l'Égypte
font concurrence aux Canaries. Mais ce qui a le
plus contribué à déprécier la cochenille, ce sont
les progrès de la chimie : la découverte de l'anyline
a porté un grand coup aux nopaleries de Ténériffe.
Depuis, on a commencé à cultiver le tabac;
mais Je gouvernement espagnol, qui avait encouragé
ces plantations en promettant d'acheter les
produits à un prix convenu, n'a point tenu ses
engagements, et bien que le tabac de Ténériffe soit
aussi estimé que celui de la Havane, cette culture
tend à être abandonnée. La cochenille, malgré son
bas prix, est encore plus rémunératrice.
Quand j'ai fait mon entrée dans la ville du
Puerto, mon casque a obtenu un grand succès
d'hilarité. Les femmes riaient aux éclats, s'écriant:
cc Ave Maria, que sombrero! » J'ai opposé une
stoïque indifférence aux quolibets de ces dames, et
ai bravement traversé toute la ville, jusqu 'à la mer,
où se balançaient tristement deux vieilles carcasses
de bateaux que j'avais aperçues du haut
de la terrasse d'Orotava.
Hélas ! c'est là tout le mouvement de ce port
autrefo is si flori ssant. Au temps où la vigne était
cultivée à Ténériffe, des maisons anglaises s'établirent
au Puerto, et cette petite ville 6clipsa par sa
T;>rospérité commerciale sa rivale Sainte-Croix. La
..
62 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
vallée d'Orotava était, en eITet, le principal lieu de
production, et pour éviter le transport coûteux des
vins à Sainte-Croix, à quarante kilomètres de distance,
on les embarquait directement au Puerto.
Lors du blocus continental, au commencement de
ce siècle, les navires affluaient en foule au Puerto :
à défaut de vins de France, l'Angleterre consommait
alors les vins du Portugal, de Madère et de
Tén6riffe. L'oïdium a tué la prospérité du Puerto:
cette ville est devenue triste et silencieuse. Les
Anglais l'ont désertée, et les navires étrangers ne
viennent que de loin en loin chercher un chargement
de cochenille.
J'ai trouvé au Puerto une température beaucoup
plus élevée qu'à Orotava. On ne compte pourtant
que cinq kilomètres de l'une à l'autre localité, mais
il y a une différence d'altitude de 2,000 pieds.
Beaucoup d'indigènes passent l'été à Orotava,
l'hiver au Puerto.
C'est au Puerto que mouillent les petits voiliers
qui chaque semaine vont de Ténériffe à l'île Palma.
On visite à la Palma l'immense cratère éteint connu
sous le nom de Caldera. Je m'étais p_roposé d'y
faire une excursion) mais la vue seule du voilier
m'a fait renoncer à mon projet : il n'y n pas de
cabine, pas de lit, pas même de bancs; il faut
coucher sur le pont, et emporter des vivres et des
couvertures. Et si le vent est contraire, on risque
LE PUERTO. 63
de mettre huit jours à franchir les quelques Iioues
qui séparent les deux îles.
Les Canariens ne semblent guère se douter de
l'invention de la navigation à vapeur : les îles de
l'archipel n'ont d'autre service postal que les
affreux petits voiliers que je viens de décrire . Et
si quelqu'un était assez malavisé pour vouloir
établir un service de navigation à vapeur, il payerait
probablement de sa vie cette tentative de concurrence,
comme ce malheureux Anglais qui fut
assassiné il y a quelques années par une main
inconnue.
I
CHAPITRE VII
LE J AR DIN D'ACCLIMATATION DE TÉNÉRIFFE.
Célébrité du jardin. - Avantages de son emplacement. - But de sa
création. - Principaux produits. - Don Hermann Wilùpret. -
Budget dérisoire. - Anecdote. - La quinfa de Humboldt. -
s plendide panorama. - Diner chez don Hermann.
Qui n'a entendu parler du Jardin d'acclimatation
de Ténériffe'! Si Humboldt a pu dire que presque
toutes les relations de voyage commencent
par une description de Madère et Je Ténériffe, on
pourrait ajouter qu'il n'est pas un récit de voyage
autour du monde qui ne fasse mention du Jardin
d'acclimatation.
Ce jardin fut créé vers la fin du dernier siècle,
sous le règne de C:\larles Ill, par l'initiative privée
du marquis de Villa-Nueva del Prado, qui consacra
à cette oeuvre une grande partie de sa for tune
personnelle. Il choisit pour ron emplacement
une plaine située dans la vallée d'Orotava, à michemin
environ de la Villa et du Puerto, à une
altitude de 200 mètres au-dessus rlu niveau de la
mer. A cette altitude on jouit d'une température
inlern:\édiaire entre les chaleurs de la côte et la
fraîcheur des hauts plateaux.
4.
66 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
De tous les points du globe, il n'en est peut-être
pas un qui réunisse comme la vallée d'Orotava les
conditions d'acclimatation des plantes exotiques :
la moyenne de la température y est do 18° c., et
l'écart entre les températures extrêmes n'est que
de 8 à 1 0 degrés. Dans cette heureuse vallée les
étés n'ont point les ardeurs de la zone torride,
comme dans les autres régions situées sous cette
latitude, et l'on n'y connaît point les rigueurs de
l'hiver. Aussi les plantes des contrées les plus
éloignées et les plus chaudes du globe s'y développent
parfaitement en plein air : les fougères
arborescentes, les camphriers et maints autres
végétaux de la zone intertropicale s'acclimatent
admirablement dans l'Orotava et y croissent
aujourd'hui spontanément, bien qu'on ne puisse
douter qu'ils y aient été importés des tropiques.
L'idée du marquis de Villa-Nueva était _d'inaugurer
à Ténériffe ce qu'il appelait l'acclimatation.
Pour faire prospérer en Europe les plantes de la
zone tonide, il ne croyait rien de mieux que de les
accoutumer d'abord à une température de transition.
Au lieu de transporter directement les sujets
exotiques dans les climats tempérés, il fallait les
préparer à l'émigration parun séjour temporaire au
jardin d'Orotava; là ils s'acclimateraient, et l'on
pourrait ensuite sans danger les transporter en
Europe.
LE JARDIN D'ACCLIMA'l'A'l'ION DE TÉNÉRIFFE. 67
L'expérience a démontré que cette acclimatation
successive n'est qu'une utopie. Toutes les plantes
exotiques qui parviennent à vivre en Europe peuvent
se passer de cet intermédiaire; celles qui ne
prospèrent point, transportées directement, ne
réussissent pas mieux après un séjour temporaire
à Orotava; l'intermédiaire est inutile. Comme l'a
remarqué M. Berthelot, les latitudes isothermes
peuvent seules réaliser l'acclimatation, la nature
ayant soumis la végétation à des conditions d'existence
que l'homme ne peut reproduire que dans
les serres.
Si le Jardin d'acclimatation n'a pas entièrement
répondu aux espérances de son fondateur, il
n'en est pas moins digne d'occuper l'attention de
quiconque s'intéresse à la science des plantes. ll
résume toutes les merveilles de la végétation tropicale,
et en parcourant ces allées ombragées par
mille plantes exotiques, il me semblait errer au
milieu d'une immense serre à ciel ouvert. Je m'y
suis promené toute la journée, respirant avec
volupté un air embaumé par les essence.> odoriférantes,
goûtant les fruits les plus délicieux qui
soient au monde, m'extasiant devant des fleurs
d'un coloris inimitable .
Il n'y a pas moins de trois mille espèces cultivées
dans un espace de deux hectares, et malgré la
nature argileuse du terrain, la végétation se déve-
6.8 VOYAGE A,UX ILES FOnTUJ'iÉES.
loppe avec une rapidité inouïe. Un fiC'us imperialis
et un oreodooeia regia (palmier royal), semés il y a
vingt ans, dépassent aujourd'hui quinze mètres de
hauteur. Un pied· de rn-usa ensete (bananier d' Abyssinie),
semé il y a deux ans ·et demi,_ atteint plus
de cinq mètres d'élévation. Un latania Borbonica
(palmier .de la.Marlillique), semé il y ·a quipze an s,
porte à trois metres de hauteur ses gracieuses
palmes en éventail. Les ·arbres d'Europe croissent
avec· une vigueur non moins étonnante : un pin
pùîa coμvre de son ombre une circonférence de
quinze mètres de diamètre : il a fallu en étançonner
les branches. Ce que j'ai vu de plus extraordinaire,
c'est un eucalyptus globulus semé il y a
vingt-six mois, et haut déjà de douze mètres!
Je n'en finirais pas si je voulais énumérer toutes
les curiosités ·végétales de ce jardin. J'y ai vu le
fameux dragonnier de Ténériffe (dracena draco ),
cet arbre étrange, moitié palmier, moitié cactus,
qui fut personnifié par les anciens; le platane du
cap (strelizia augusta), dont la fleur ressemble à
une tête d'oiseau; le manguier des Antilles (mangifera
Indica), dont le fruit succulent, gros comme
une orange; procure au sens du golit des jouissances
inénarrables; l'ipomica, plante grimpante
dont la fleur bleue ne se flétrit jamais; le cannellier
de Ceylan ù la feùille parfumée; le palmier de
Cuba, qui se couvre de fleurs blanches comme la
L Il D Il .\ G Il .'i .'i l E H Il E L .\ L .\ G l1 .\' .\
LE JARDIN D'ACCLIMATATION DE TENÉRIFFE. 69
neige; la pomerosa (Eugem·a yambosa), dont le
fruit rappelle à s'y méprendre le parfum de la
rose; l'arbre à lait (galaclodendron utile); l'arbre
à beurre (Persea gratissima). Parmi les nombreuses
espèces de ficus, le plus étrange est le ficus imperialis,
originaire · d'Australie : son fruit croît par
terre, au pied du tronc, et c'est sans doute un
phénomène unique dans la nature. Le plus gracieux
des conifères me semble être le pin des Canaries
('JJinus Canariensis) : les vaisseaux de l'invincible
Armada furent construits du bois de ce pin. N'oublions
pas de citer le baquois ou vacoua (pandanus
odoratissimus), le plus curieux peut-être des
arbres monocot~lédonés. avec sa tige rameuse
dont. les jets plongent dans la terre et forment
comme autant d'arcs-boutants.
C'est l'intelligent jardinier don Hermann Wildpret
qui a bien voulu me guider au milieu de ce
merveilleux labyrinthe. Natif de la Suisse, il quitta
son pays jeune encore, pour émigrer au Venezuela;
arrivé à Ténériffe, il s'éprit de ce beau pays et en
fit sa nouvelle patrie. Depuis vingt-trois ans il a
pris à coeur de relever le jardin de l'état déplorable
où il l'avait trouvé. La situation actuelle de
l'établissement est loin d'être aussi brillante qu'on
pourrait le souhaiter; mais il faut convenir que
M. Wildpret sait faire des miracles avec les ressources
tout à fait dérisoires dont il dispose. Je ne
10 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
revenais pas de ma surprise lorsqu'il me disait
que le budget affecté par le gouvernement espagnol
à l'entretien du jardin n'est que de 20,000
réaux (5,000 francs), dont 6,000 sont attribués
au directeur et t,000 au jardinier; le reste est
affecté aux frais d'entretien et à la solde des
péons. Le directeur, - une cinquième roue, -
reçoit donc 1,500 francs par an, alors quo
M. Wildpret, l'âme de l'établissement, en reçoit
seulement 1,000 ! Aussi est-il réduit à se créer
des ressources par le commerce de graines. Croirait-
on que, faute d'argent., il n'y a pas de catalDgue
annuel! Et peut-on s'étonner qu'en l'absence
d'un catalogue, le jardin n'ait pas de relations
suivies avec les établissements d'Europe?
Ces étranges révélations ne peuvent qu'affiiger
l'enthousiasme des étrangers qui visitent le jardin
d'Orotava. Les Espagnols eux-mêmes s'en indignent.
Un Catalan, M. Masferrer, écrivait récemment
dans la Revista de Canarias qu'il n'y a qu'un
gouvernement espagnol qui puisse affecter un
budget aussi mesquin à une création d'une pareille
importance. Si cet établissement était la propriété
de n'importe ·quelle autre nation, il se trouverait
à la tête des institutions de ce genre, il aurait un
nombreux personnel et un riche budget, tout au
moins un catalogue! Le jardin d'Orotava, qui
jouit d'une si grande réputation à l'étranger, n'est
•
LE JARDIN D'ACCL IMATAT ION DE T É NÉR H 'J<'E .. 71
guère visité par les indigènes, et c'est à peine si
dans la Péninsule on en connaît l'existence.
Que dis-je! Ils en sont même en Espagne à
ignorer la géographie des Canarie~, et j' ~i .entendu
raconter à cet égard l'anecdote tres-vénd1que que
voici.Sousle ministèreNarvaez,lemaréchalSerrano
et plusieurs autres condamnés politiques furent en voyés
aux Canaries, dont le gouvernement espagnol
a fait un lieu de déportation. Ils débarquèrent
à Sainte-Croix de Ténériffe, et de là ils passèrent
à la Orotava, en traversant la ville de la Laguna.
Le journal officiel annonça la nouvelle en disant
que les condamnés avaient été débarqués à SainteCroix,
capitale de l'une des Canaries, puis transférés
à la Laguna, une autre ile, et enfin à la Orotava,
une troisième île! Les Can ariens en riront
longtemps encore.
On ne peut quitter le Jardin d'acclimatation sans
aller visiter, à peu de distance de là, le petit manoir
de la Paz (la paix), maison de plaisance de
M. Thomas Cologan, marquis de la Candia. Les
indigènes la désignent sous le nom de quinta de
Humboldt, parce que c'est dans cette même maison
que résida le célèbre voyageur lors de son passage
à Ténériffe . Elle appartient au descendant de
ce M. Cologan, d'origine irlandaise, qui donna
l'hospitalité au chambellan. Tout y respire un
calme champêtre, et le nom de la Paz répond bien
72 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
à l'aspect du s1le. ·n·aprcs une tradition, c'est ici
que fut signée la paix entre les Guanclies et les
Espagnols. Au-dessus de la porte d'entrée, j'ai lu
cette heureuse devise : « Hic est requies mea. »
Le domaine de la Paz a cet aspect abandonné
qui rn'affiige partout ici : il a une contenance de
vingt hectares avec les cultures; l'ensemble représente,
me dit-on, une valeur de 30,000 dùros
( 150,000 francs). On ne saurait imaginer de situation
plus pittoresque. Une allée bordée de myrtes
et de cyprès mène du manoir à une terrasse qui
domine !'Océan. Telle est l'incurie espagnole, que
cette terrasse n1est point pourvue de garde-fou,
malgré l'accident fatal survenu il y a quelques
années à un Anglais dont le cheval se précipita
avec son cavalier du haut de la terrasse jusque
dans la mer.
Quand j'arrivai au bord de la terrasse, je ne
pus réprimer un cri d'étonnement: j'étais littéralement
suspendu au-dessus de l'Atlantique, qui se
déployait à cinq ou six cents pieds au-dessous de
mon observatoire aérien . Cette vue est d'un effet
saisissant. Les flots, d'un bleu d'outremer, se brisaient
à mes pieds contre de noires murailles de
basalte où végète l'euphorbe (euphorbia Canariensi's).
La brise de la mer entretient ici une é.ternelle
fraîcheur. La petite ville du Puerto se déploie vers
la gauche, gentille e.t coquette, au pied des falaises,
LE JAR DIN D'ACCLIMATATION DE TÉNÉRIFFE. 73
et f oeil peut suivre le développement de la côte
échancrPe sur une étendue de plusieurs lieues.
Un voilier en destination du Venezuela voguait sur
la mer miroitante, et je le vis bientôt se perdre
dans la brume qui voilait la ligne de l'horizon.
En me retournant, je pouvais embrasser d'un
coup d'oeil toute la vallée d'Orotava, se développant
comme un cirque de plus de dix lieues de
pourtour, dominé par une longue série de cratères
volcaniques aux formes âpres et tourmentées. Le
Jardin d'acclimatation, avec sa luxuriante végétation
tropicale, semblait une oasis au milieu de
l'immense vallée. A gauche surgissaient les noirs
cônes d'éruption, connus sous le nom de Hifos del
Tcyde (les enfants du Teyde ). Sur les hauteurs de
Santa-Urs ula j'apercevais la Casa blanca, la peti le
maison blanche où je passai l'autre jour, et d'où
Humboldt découvrit pour la première fois la vallée
d'Orotava. A l'arrière-plan se profilaient dans le
ciel bleu les rochers de los Organos, colonnade
basaltique qui doit son nom à sa ressemblance avec
des orgues de cathédrale. La gigantesque pyramide
du Teyde, empanachée de nuages aériens,
dominait de toute sa hauteur le paysage dont il
formait le point de mire.
Un tableau d'une aussi mfinie beauté échappe
à la description: on ne peut que le contempler
avec une religieuse attention, en recommandant
5
74 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
à Si:l mémoire de n'en pas perdre un seul détail.
Don Hermann Wildpret, qui m'avait accompagné
à la Paz, ne voulut pas me laisser retourner à
Orotava queje n'eusse consenti à dîner à la bonne
franquette avec sa nombreuse famille. L'arroz a
la valenciana, le mets national espagnol, fut le
plat de résistance : poulet au riz, avec une sauce
emporte-palais, qui rappelle le curry de l'Inde.
M. Wildpret et sa famille habitent une modeste
maison située à l'entrée du Jardin d'acclimatation.
Ces braves gens passent ainsi leur vie au milieu
des plantes, qu'ils cultivent tous avec la même
passion, le même enthousiasme : l'amour de la
nature supplée chez eux aux ressources budgétaires,
et c'est là tout le secret de ce tour de force
qui con s i~te à entretenir un Jardin d'acclimatation
avec un revenu dérisoire. A cette passion de la
botanique ils joignent une bienveillante hospitalité
qui m'a vivement touché.
CHAPITRE VIII
AGUA-MANSA.
Les chemins canariens. - Aspect cles cl1amps. - Habitations des
payoans. - Une oasis. - Clim at de l'Agua-Mansa. - Une source
ù'eau douce. - Les orgues. - Poétique solitude. - Tabl eau
merveilleux. - Un intérieur de paysan. - Sobriété des Canariens.
- Le gofio.
Quand j'ai vu hier, du domaine de la Paz, les
rochers basaltiques qui rappellent par leur nom et
leur forme les célèbres<< Orgues» de Rio de Janeiro,
j'ai aussitôt conçu l'idée d'y faire une excursion.
J'ai donc loué ce matin un cheval. J'ai traven:é
toute la ville, ai remonté des rues d'une roideur
invraisemblable, puis me suis engagé dans la campagne
par un mauvais chemin grimpant vers le.c;
montagnes en hémicycle qui ferment la vallée vers
le sud. Hérissé de rocailles, tracé en ligne droite
sans souci des pentes, bordé de gros murs de
pierres volcaniques, ce chemin est bien le type
des chemins canariens.
Ces murs, qui bordent les sentiers el les champs,
font ressembler la campagne de Ténériffe à un
immense échiquier. Comme les terres sont partout
fortement inclinées, les champs sont disposés
horizontalement en gradins s'appuyant sur des
16 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉ:ES.
murs de soutènement. Que de murs! que de
pierres! Pourquoi ces tours, ces pyramides, ces
châteaux forts, pourquoi ces masses cyclopéennes
aux formes géométriques, que l'on rencontre de
di lance en distance, et qui donnent à la contrée
un aspect si fantastique? Murs, tours, pyramides,
forteresses, toute cette architecture est le résultat
des travaux préparatoires à la mise en culture
d'un sol volcanique où la roche abonde et où la
terre végétale est un trésor. Ce sol est composé de
basalte, de silice, de scories et <l'argile; il contient
assez de pierres pour bâtir cent mille cités grandes
comme Paris. La culture n'est possible dans un
semblable terrain qu'après extraction de la roche;
et voilà pourquoi les champs sont enclos de
murailles dont l'épaisseur peut défier l'artillerie
moderne. Lorsque, après achèvement des murai!
les, il reste encore des roches, on en fait un monceau,
un mollero) dans un coin du champ. A tous
ces préparatifs viennent se joindre les trava!1x
d'irrin-ation. Que de peine, que Je patience, avant
que le pauvre cultivateur canarien puis e ensemencer
sa terre!
Pendant que ma vaillante monture lutte contre
les difficultés du chemin, un vrai casse-cou, que
peuvent seuls alîronter les chevaux canariens, je
regarde les belles cultures de maïs qui s'épanouissent
derrière des murs de deux mètres de hauteur.
AG UA-MAN SA, 11
La culture de la cochenille s'arrête à la Villa; au
delà commencent les céréales. Des paysans se
rendent à la ville en chantant de vieilles canciones
espagnoles. Je n'ai rien vu de plus misérable que
les demeures de ces paysans : des huttes basses
en pierres sèches, couvertes d'un mauvais toit en
chaume, véritables terriers d'un aspect aussi primitif
que les wigwams des Indiens. Je ne me lasse
pas d'admirer le Pic, dont le cône grisâtre se
détache nettement sur le ciel bleu; il semble vraiment
très-élevé, et l'ascension du colosse donne
à réfléchir.
Après une montée de deux heures, le paysage
change à vue d'oeil; on entre dans une vallée supérieure,
où croissent une infinité de cyprès, de châtaigniers,
de noyers, de cerisiers et autres essences
particulières aux climats tempérés. Cette gracieuse
oasis, située à plus de deux mille pieds au-dessus
du niveau de la mer, occupe le fond d'un vaste
hémicycle que dominent les rochers de los Organos,
et qui rivalise en magnificence et en sauvagerie
avec les célèbres cirques des Pyrénées. Les
parois de l'enceinte sont formées de grandes
masses basaltiques sillonnées dans un sens vertical
de crevasses profondes qui leur donnent l'apparence
d'orgues formidables; elles doivent à leur
teinte noire un aspect menaçant, sinistre. J'ai vu
peu de sites d'un caractère si saisissant_; il y a,
'f.
. -. ,;... {
,•.- .;'\
18 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
entre la verdure prononcée qui emplit lé fouJ rle
l'enceinte et les stériles parois qui la tl;m.;i uent,
un contraste que peuvent seuls offrir les pa ysagce
des contrées volcaniques; à part la végétation et
la couleur du ciel, on pourrait se croire en Islande.
Ce site, qui a nom Agua-Mansa, doit à son altitude
élevée un climat moins chaud que celui de
la vallée d'Orotaya; il se trouve à un millier de
mètres au-dessus du niveau de la mer, précisément
à la limite de la zone des nuages; et c'est grâce à la
fréquente humidité de l'atmosphère que la végétation
y est si yjgoureuse. On ne saurait choisir un
meilleur endroit pour établir une annexe du Jardin
d'acclimatation, où l'on cultiverait les plantes des
pays froids, de telle sorte qu'il serait possible de
réunir à Ténériffe les plantes de toutes les régions
du globe. Mais ce n'est pas avec le maigre budget
alloué par l'Espagne que l'on pourrait réaliser
celle idée.
Agua-Mansa (eau douce) doit son nom à une
caverne voisine d'où jaillit une source abondante
qui alimente par des aqueducs tous les réservoirs
d'irrigation de la vallée d'Orotava. Dans un pays
où il ne pleut presque jamais et où les rares torrents
s'écoulent du haut des montagnes avec une
très-grande rapidité, la moindre source a un prix
inestimable. Sans l'Agua-Mansa, la vallée d'Orotava
périrait de faim et de soif. Grâce aux travaux
AGUA•MANSA . 79
de canalisation entrepris par des sociétés, les eaux
de cette source sont distribuées dans toutes les
parties de la vallée, et les terres qu'elles arrosent
donnent trois récoltes par an!
La source jaillit du sein d'une caverne profonde
qui s'ouvre dans le coeur même des rochers de los
Organos. Je voulus l'explorer avec des guides du
pays munis de torches. Mais il y régnait une telle
fraîcheur, que je revins aussitôt sur mes pas, car
j'étais tout en nage par suite de la chaleur torride
qui régnait en ce moment. Les hommes continuèrent
à s'y enfoncer, bien que la sueur découlât à
grosses gouttes de leurs barbes, et comme ils tardaient
à revenir, j'attachai mon cheval à un arbre
et entrepris d'escalader les rochers de los Organos.
Je grimpai quelque temps par un sentier de
chèvres, à travers les fougères. La chaleur était
si accablante, que je dus m'arrêter bientôt dans
un ravin où régnait le silence le plus absolu.
Quel plaisir de découvrir un de ces sites ignorés
où la nature se dévoile dans toute sa beauté virginale!
Et comme on sent, dans ces imposantes
solitudes, se réveiller au fond du coeur cet attrait
pour la vie sauvage et libre, que ne peut étouffer
la civilisation! Je restai au fond de ce vert entonnoir
je ne sais combien de temps, enivré des senteurs
d'une végétation exubérante, et absorbé dans
les pensées que peut éveiller un pareil site. Il me
80 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
semblait que j'étais à mille lieues du monde habité.
Perrnnne au monde, pas mème les guides que je
venais de quitter, n'eussent pu découvrir ma
retraite mystérieuse. Parfois je croyais entendre
une voix lointaine; mais, en prêtant l'oreille, je
reconnaissais le bourdonnement de quelque insecte.
Je quittai à regret ce site délicieux et atteignis
un piton du haut duquel se déro.ulait un merveilleux
tableau. A mes pieds s'étendait l'oasis de
l'Agua-Mansa avec sa frondaison luxuriante;
à gauche, le Pic fascinateur semblait n'être
qu'à une portée de fusil; au delà de l'enceinte
de J'Agua-Mansa, la fertile vallée de l'Orotava
s'ouvrait dans un immense abaissement; puis venait
la vaste bande bleuâtre de l'Atlantique qui
se perdait au loin dans un océan de brumes d'un
blanc laiteux, du sein duquel émergeaient, à une
prodigieuse distance, les montagnes volcaniques
de l'île Palma. Tout ce panorama était d'une beauté
divine.
J'eus quelque peine à retrouver mon chemin au
milieu des bois et des rochers, et quand enfin je
rejoignis le muletier, il commençait à s'inquiéter
de mon absence et se disposait déjà à aller à ma
recherche. J'étais en nage et mourant de soif.
J'entrai chez un paysan et le priai de me traire du
lait de chèvre que je bus à longs traits. On ne pourrait
rien imaginer de plus misérable que la demeure
AGUA-MANSA. 8J
de cet indigène : une sorte de terrier couvert de
chaume, où l'on entre en courbant l' échine; je n'y
ai vu aucun meuble; ces pauvres gens couchent
sur le sol, comme les sauvages, et leur luxe se
borne à quelques grossiers ustensiles en bois qu'ils
fabriquent eux-mêmes. J'ai trouvé moins de dénûment
sous la tente du Lapon : celui-ci couche du
moins sur une peau de renne. Cette hutte n'avait
d'autre ouverture que la porte, par laquelle s' échappait
la fumée du foyer. Le grand-père de mon hôte,
un nonagénaire, était blotti dans un coin. Grâce à
leur sobriété, les Canariens atteignent généralement
un âge très-avancé. Ces montagnards avaient
le teint fortement basané; c'étaient évidemment
des métis chez qui le sang guanche se mêlait au
sang espagnol.
Je viens de faire allusion à la sobriété des Canariens.
Le paysan de Ténériffe ne mange presque
jamais de viande : il se nourrit de laitage, de
légumes, de fruits, spécialement du fruit du nopal
ou figue d'Inde. La base de son alimentation est
le gofio, que les anciens Guanches mangeaient à
défaut de pain, et qui est resté le plat national
des insulaires actuels. J'en ai goûté chez mon
paysan de l'Agua-Mansa : c'est de la farine do
froment mélangée d'un peu de sel et délayée dans
de l'eau. Cette farine se fabrique au moyen d'une
meule à bras très-primitive, exactement semblable
5.
82 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
à celle dont se servaient les Guanches. te gofio
est pour les Canariens ce que le riz est pour les
Japonais. Avec quelques poignées de gofio, un
Canarien fera, sans s'arrêter, une traite de quinze
ou vingt lieues à travers les montagnes, par les
plus grandes chaleurs. Le paysan pauvre chemine
toujours à pied, plongeant de temps en temps la
main dans son sac de gofio et ne se reposant pas
même pour manger. Les Canariens sont plus infatigables
que les Espagnols, qui passent pour les
meilleurs marcheurs de l'Europe.
CHAPITRE IX
LES JARDINS DES HESPÉRIDES,
Incident fâcheux. ·- Une page de l'histoire de Ténériffe. - Les
jardins d'Orotava. - Fougère arborescente. - Le palmier de la
conquête. - Un arbre de dix mille ans.
Depuis deux jours je fais ici la plus sotte figure :
est-il rien qui puisse mettre en défaut la philosophie
humaine comme de tomber malade dans un
voyage de plaisir! Pour être aux iles Fortunées,
on n'en est pas moins loin des siens, privé de tout
ce que l'imagination peut entrevoir dans les mortels
ennuis d'une moustiquaire.
Pour tuer le temps, j'ai lu les journaux du
pays. Ils célèbrent avec toute l'emphase à laquelle
se prête la langue espagnole, l'anniversaire du
25 juillet 1797, à l'occasion duquel des fêtes
antiques et solennelles ont attiré à Sainte-Croix
presque toute la population de l'ile.
Chaque peuple compte dans son histoire quel··
que jour mémorable. Le 25 juillet 1797 est la plus
belle page de l'histoire de Ténériffe. Une escadre
anglaise commandée par Nelson se présentait le
22 juillet dans le port de Sainte-Croix. Elle corn-
84 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES,
prenait 9 bâtiments armés de 393 canons et
montés par 2,000 hommes. Nelson intima au
général Gutierrez, gouverneur militaire, l'ordre
de livrer immédiatement la frégate Principe de
Asturias avec tout son chargement, et de mettre
les forts à la disposition des forces britanniques;
la garnison devait déposer les armes : toutefois, Il
était permis aux officiers de conserver leur épée.
En cas de refus, la ville serait bombardée. L'ordre
se terminait par ces paroles hautaines : « J'attends
dans le délai d'une demi-heure l'acceptation ou le
refus. n
Cette proposition fut repoussée avec énergie et
fierté. La vaillante petite garnison de Sainte-Croix
se conduisit si honorablement, que les Anglais
furent contraints de demander la capitulation.
L'un des bâtiments de l'escadre avait coulé à pic
avec tout son équipage, et Nelson avait perdu le
bras droit.
Jacques Arago, qui visita Sainte-Croix lors de
son voyage autour du monde, se demandait, à la
vue des lieux, comment il était possible que le
fameux amiral eût laissé ici un bras, toutes ses
embarcations, ses drapeaux et ses meilleurs soldats,
sans pouvoir s'emparer de Sainte-Croix!
Qu'un amiral français y soit envoyé, disait-il, il
n'y laissera ni ses vaisseaux, ni ses soldats, ni ses
drapeaux, et il aura l'île.
LES JARDINS DES
~
**
Il ES P É RIO ES. (;
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Dieu merci, j'ai pu enfin quitter la mo~'~ti- -:::; ~
quaire. J'a~ re~ouvr,é la santé en parc~urant ~ e's t) 1
principaux Jard ms d Orotava. Les nrnrve1lleux Jar- ~ •
dins! Une débauche de végétation, une variété
infinie d'es~ ences inconnues dans nos climats, des
fle urs qui ne s'épanouissent jamais dans nos serres,
des fruits qui ne mûrissent qu'au soleil des tro-piques.
On est très-étonné de trouver les arbres
fruitiers du nord de l'Europe à côté des dattiers,
des grenadiers, des orangers. Quand on a vu ces
jardins du pays des Hespérides, on ne peut plus
que prendre en pitié nos ridicules parcs anglais.
Dans la propriété de M. de Monteverde, j'ai vu,
en plein air, des fougères arborescentes (a.lsophila
Auslralis) de trois mètres de hauteur. Cet arbre,
qui imite si bien le port gracieux du palmier, ne
crnît que dans les contrées les plus chaudes du
globe. Chez M. Machado, j'ai admiré un superbe
camphrier (laurus camphora) : chaque semence
qui tombe germe à son tour, et l'arbre est entouré
d'une multitude de rejetons qui se développent
avec une ·rapidité surprenante. Chez le marquis de
Sausal, j'ai vu le roi des palmiers de Ténériffe :
il s'élève, svelte et léger, du milieu d'un massif de
myrtes, et dresse son élégant chapiteau de verdure
à plus de quarante mètres de hauteur. On
86 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
l'appelle palma de la conquista, parce que son
existence remonte à l'époque de la conquête.
Mais qu'est-ce qu'un palmier de cinq siècles de
vieillesse à côté de ce fameux dragonn)er dont j'ai
vu les restes dans ce même jardin du marquis de
Sausal 1 Voici l'arbre le plus vénérable du monde :
déjà les auteurs anciens en signalaient l'antiquit é,
et Alexandre de Humboldt lui assigna dix mi lle
années d'existence. M. Berthelot, ce savant presque
nonagénaire, est un des rares survivants qui
aient contemplé le géant des végétaux dans toute sa
splendeur. II le vit pour la première fois en 1 s;w.
Son tronc mesurait environ cinquante pieds de
circonférence à la base, et dix hommes pouvaient
à peine l'embrasser. Ce cippe prodigieux offrait à
l'intérieur une cavité profonde que les siècles
avaient creusée; une portf' rustique donnait entrée
dans cette grotte, dont la voûte soutenait encore
un énorme branchage. De longues feuill es, aiguës
comme des épées, couronnaient l'extrémité des
rameaux, et de blanches panicules, qui s'épanouissaient
en automne, jetaient un manteau de
fleurs sur ce dôme de verdure.
Un jour, l'ouragan ébranla la forêt aérienne .. .
On entendit un épouvantable craquement, puis
tout à coup le tiers de la masse rameuse s'abattit
avec fracas et fit retentir la vallée. Tous les arbustes
e.nvironnants furent ensevelis sous un monceau
LES JARDINS DES HESPÉRIDES . 87
de ruines. L'arbre mutilé n'avait cependant rien
perdu de son imposant aspect; mais bientôt un
nouvel ouragan, plus terrible que le premier,
roit un terme à la longue vie du vétéran du règne
organique. La catastrophe eut lieu il y a une douzaine
d'années. Quelques débris de bois pourri,
épars au pied des pans de mur qui soutenaient les
branches du colosse, voilà tout ce qui reste du
dragonnier antique. J'en ai emporté un morceau,
comme le font sans doute tous les visiteurs, et
ainsi s'en vont les derniers vestiges de l'arbre à
l'ombre duquel se reposèrent tant de générations.
L \ Il .\ M Il L _\ DE C .\ ;; 'I' H 0 CA T 11 J·'. 0 HALE J) E L .\ S PA 1. .\1 A ~
(f.lic hl•s dc .\1 . (;a .. to11 1°.St-.H":iTE\ •·._, .• , .. J
CHAPITRE X
LA RAllIBLA DE CASTRO.
Le ciel de Ténériffe. - Roule de la Rambla. - La sécheresse. -
culture de la cochenille. - Le manhaltan. - Demeures souterrain
es. - Les montaiietas. - Le domaine de la Rambla. - Les
Realejos. - Le mencey Benchomo. - Un dragonnier. - Une
auberge ùc village. - Retour en patache.
On croit généralement que dans le voisinage des
tropiques le ciel est toujours bleu et limpide . C'est
une grande erreur. Dans ces parages, le soleil
opère un incessant travail d'absorption des eaux
de la mer : les vapeurs condensées forment des
brumes plus ou moins épaisses, qui flottent au-dessus
de l'Océan et viennent s'amonceler autom du
Pic sous forme de nuages. Je n'ai pas encore vu
le ciel entièrement dégagé de vapeurs. On me dit,
il est vrai, qu'au mois de septembre Je ciel est plus
serein, et que c'est alors l'époque favorable pour
monter au Pic. J'ai eu tort de venir ici en juillet.
J'ai remarqué depuis huit jours que la montagne
est généralement à découvert le matin; mais vers
huit ou neuf heures, la brume monte de la mer, et
le Teyde se coiffe de son chapeau de nuages. Je
n'attends qu'une éclaircie définitive pour entreprendre
l'ascension du volcan.
90 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
En attendant mon éclaircie, je me propose chaque
jour un nouveau but d'excursion. Hier j'ai
fait une promenade à la Rambla de Castro, en
compagnie d'un Cubain de passage à Ténériffe. La
Rambla est, comme la Paz, un domaine situé sur le
bord de la mer, à six ou sept kilomètres d'Orotava,
précisément au point où s'arrêtent actuellement
les travaux de la route qui doit se poursuivre
jusqu'à Garachico. Au lieu de suivre la carretera,
nous avons pris l'ancien chemin, plus court, mais
plus mauvais. Il est bordé d'agaves dont les énormes
coutelas dépassent la tête d'un cavalier.
Règle générale, tous les chemms à Ténériffe
sont couverts d'une épaisse couche de poussière
impalpable. Que l'on chemine à pied ou à cheval,
un nuage poudreux chemine avec vous. Cette poussière
universelle, qui recouvre les moissons des
champs et les .feuilles des arbres, est due à la
sécheresse extrême du climat. A Ténériffe il ne
pleut jamais en été. Je n'ai pas encore eu la bonne
fortune de voir couler une rivière dans ce pays,
qui participe du régime climatérique du Sahara.
Si parfois on rencontre le lit d'un torrent, on n'y
aperçoit pas une goutte d'eau. Les eaux des montagnes
sont soigneusement recueillies dès leur origine
dans des canaux d'irrigation. A cette époque
de l'année, la plupart de ces canaux sont à sec.
Notre chemin court au milieu des nopaleries à
LA RAMBLA DE CASTRO. 91
cochenille. Paysans et paysannes se livrent à une
bien singulière besogne : ils recouvrent une à une
les feuilles des nopals de bandes de toile blanche
qu;ils fixent soit avec les piquants que fournit la
plan le elle-même, soi_t avec de la ~celle. Ce tra~ail,
qui exige toute la patience du cultivateur canarien,
a pour but d'emprisonner les insectes qui sont sur
Je point d'éclore, et de les attacher définitivement
à la plante sur laquelle ils sont destinés à vivre en
parasites. Quand toutes les feuilles ont ainsi reçu
leur chemise blanche, l'aspect des nopaleries est
très-étrange : à les voir de loin, il semble qu'elles
soient couvertes d'un manteau de neige fraîchement
tombée.
La culture de la cochenille est une de ceiles
qui demandent le plus de soins : même lorsqu'on
l'enloure de toutes les précautions les plus minutieuses,
on est encore exposé à une foule de
mécomptes. La cochenille ne supporte ni le froid
ni la chaleur excessive. Le vent du sud tue
l'insecte : c'est le terrible simoun des Arabes,
que les Canariens appellent manhattan, ou el sur.
Ce vent règne en été par périodes de trois jours,
quelquefois six , plus rarement neuf; lorsqu'il
souffle d'une façon prolongée, toutes les nopaleries
exposées au midi subissent des pertes incalculables.
Le manhattan est, avec les sauterelles,
Io fléau des Canaries. Un propriétaire de Sainte-
92 VOY AGE AU X ILES FORTUNÉES.
Croix me disait qu'il a perdu récemment plusieurs
milliers de duros par un jour de manhatlan.
Le pays que nous traversons est fréquemment
coupé de barrancos, ravins du plus sauvage aspect.
Les parois de ces barrancos sont littéralement
criblées de cavernes creusées par les paysans. Ces
malheureux vivent ainsi dans les entrailles de
la terre, comme les gitanos de Grenade. Les
Guanches vivaient de la même façon, et c'est un
fait digne de remarque que les Canariens aclue]5
ont adopté, en bien des points, les moeurs des
anciens Guanches. J'ai déjà dit que le plat nati onal,
le gofio, a passé des indigènes aux nouveaux
habitants.
A chaque barranco nous rencontrons de nouvelles
cavernes. Mon compagnon de roule m'assure
que les pauvres esclaves nègres de la Havane sont
mieux logés que 'ces Troglodytes. Cependant tous
ne vivent pas dans ces demeures souterraines.
En maints endroits le sol volcanique est d'une
telle durelé, d'une structure si compacte, que les
gens du pays le taillent en blocs pour édifier de
misérables cabanes. Ils font ainsi des murs épais,
solides, sans ciment, et les recouvrent d'une toiture
en chaume.
Nous avons laissé derrière nous, l'une après
l'autre, les trois montanelas qui surgissent comme
des taupinières dans la région inférieure de la
LA RAMBLA DE CASTRO. 93
vallée d'Orotava. J'avais déjà remarqué de loin ces
singuliers cônes d'éruption qui, d'après la tra<
lition guanche, ne remontent pas au delà du
treizième siècle. Ces amas de substances calcinées,
de scories et de cendres, sont noirs comme
du charbon : ce sont des volcans en miniature;
Jeurs pentes sont frappées de stérilité. Par une
singulière anomalie, ces matières volcaniques
rebelles à toute végétation rendent très-productifs
les champs sur lesquels on les déverse en
guise d'engrais.
Au pied d'une de ces montaiietas nous avons
traversé une très-large rivière jonchée de myriades
de galets basaltiques; mais, comme toutes les
rivières du pays, elle était desséchée à ce point
qu'on y aurait vainement cherché une flaque
d'eau. Ces prétendues rivières ne sont généralement
que des torrents éphémères survenus à la
suite de ces terribles inondations fréquentes sous
les tropiques.
Après avoir contourné un barranco des plus
romantiques, où les cultures de maïs s'étagent
en gradins, nous voyons s'ouvrir au bout du
ravin une splendide échappée sur la mer qui
déroule à nos pieds ses perspectives infinies, et
en même temps nous apparaît au fond d'un frais
vallon le domaine de la Rambla. Nous y descendons
par un sentier rocailleux, où d'énormes
9.f VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
lézards se chauffent au soleil, et à la porte du
domaine, surmontée du millésime 1809, nous trouvons
une fillette toute nue qui s'enfuit à notre
approche. La porte est ouverte, les maîtres sont
absents; entrons.
La Rambla,, propriété du marquis Béthon court
de Castro 1
, doit son nom à ses remblais, ù ses
terrasses: c'est un jardin des tropiques, suspendu
aux flancs des rochers qui dominent la mer. Ilien
de plus hardi que ces gradins étagés les uns sur
les autres et s'appuyant sur des murs de soutenement
construits à grands frais. Les chemins sont
tracés horizontalement au milieu d'une puissante
végétation. Les eaux, claires comme le diamant
en fusion, tombent en cascatelles. Il y a des sentiers
qui courent sous un dôme de verdure; des
rochers couverts de mousse; des ruisseaux traversés
de ponts rustiques; des grottes qui réveillent
les souvenirs classiques de l'île de Calypso;
des ravins pleins de fraîcheur, où s'épanouissent
d'énormes ignames au milieu des eaux; il y a surtout
une avenue bordée d'une doubl'e colonnade
de palmiers-dattiers, qui m'a fait songer à la
célèbre allée de palmiers de Rio de Janeiro. Il y
a aussi le Castilto , forteresse en miniature, armée
1 Le conquérant des Canaries, Jean de Béthencourt, ne fut jamais
marié; mais son neveu laissa une nombreuse lignée. Le nom de
Béthancourt est très-répandu aux Canaries.
LA RAillBLA DE CASTRO. 95
de vieux canons rouillés, et surplombant les noirs
rochers basaltiques que battent les vagues écumantes
de l 'Océan. Sur les murs du Castillo. j'ai
lu ces vers :
En medio de estos jardines
Y paseos y cascades
Pasa la vi<la veloz 1•
De la Rambla nous sommes allés aux Realejos.
Les Realejos sont deux villages situés sur les hauteurs
et séparés par un profond barranco. Le mot
reale;'o, en espagnol, signifie campement. C'est ici
qu'eut lieu, en 149fi 2
, le dernier épisode de la
conquête de Ténériffe. Les Guanches, commandés
par Je mencey Benchorno, roi de Taoro~ occupaient
les hauteurs du Realejo de Abajo (campement
inférieur). Les Espagnols, sous la conduite de
don Alonzo de Lugo, étaient campés au Realejo de
Arriba (campement supérieur). Les Guanches,
décimés par les combats, avaient perdu leurs
meilleurs soldats; ils durent implorer la générosité
du vainqueur. Le vieux Benchomo promit
d'abjurer, et Lugo lui accorda le maintien de son
rang. Mais le traité fut indignement violé par le
vainqueur. Le prince guanche fut conduit malgré
1 Au milieu de ces jardins, de ces avenues, de ces cascades, la vie
passe rapidement.
2 Téné1 iffc ne se soumit que quatre-vingts ans après la conquête
des autres lies.
96 VOYAGE AUX ILES 'FORTUNÉES.
lui en Europe : on Je promena dans toutes les
villes d'Espagne et d'Italie comme un objet de
curiosilé; il ne put supporter tant d'humiliation,
et mourut misérablement à Venise.
Nous avons visité la petite chapelle érigée au
lieu même où campait Lugo : c'est là que le malheureux
Benchomo reçut le baptême.
A quelques pas de la chapelle se dresse un
magnifique dragonnier, à l'ombre duquel les Guanches
se sont assis, car l'histoire de la conquête en
fait· mention. A l'aide de mon couteau, j'ai pratiqué
une incision dans l'écorce, et ai fait couler
une séve rouge qui ressemble à s'y méprendre au
sang d'un animal. Sous l'écorce j'ai trouvé une
substance molle, blanchâtre, analogue à l'asperge.
Le dragonnier n'est pas un arbre, puisqu'il n'a
pas de ligneux. L'aspect en est étrange : on dirait
d'un énorme candélabre sup portant une forêt de
yuccas. C'est certainement l'un des végétaux les
plus bizarres de la création 1
•
Au village de Rcalejo de Abajo nous avons
trouvé une fonda y posada où les chiens, les chats,
les enfants grouillaient pêle-mêle dans la saleté la
plus pittoresque. Ces enfants n'avaient pour tout
' Les botanistes classent le dragonnier dans la famille des asperges.
En étudiant son frùil à la loupe, N'colas l\lonard a cru YOir sous
l'enveloppe l'image du dragon de la Fable, gardien des pommes d'o1
du jardin des Hespérides.
LA RAMBLA DE CASTRO. 97
vêtement qu'une chemise n'ayant jamais vu l'eau.
Une vieille commère faisait la chasse aux parasites
qui peuplaient les chevelures des filles, et elle y
mettait toute la dignité que comportait cette délicate
opération. Tout ce monde s'éventait, aussi
bien les hommes que les femmes et les enfants: il
régnait d'ailleurs une chaleur atroce. Chacun soupirait
à tour de rôle : « Ave Maria_, que calor ! »
La marche nous avait affamés, et mon Cubain
employa toute l'éloquence castillane à faire comprendre
à ces braves gens que nous n'avions absolument
rien mangé depuis sept heures du matin.
En attendant le déjeuner, nous avons passé une
heure entière à livrer un furieux combat à une
formidable armée d'assaillants dont le nombre
grossissait à mesure que la vieille commère fouillait
les têtes des filles.
Je réveille de tristes souvenirs en parlant de
l'horrible tortilla à la graisse et de la semelle de
botte qui nous fut servie sous le nom de vaca, le
tout arrosé deje ne sais quel atroce breuvage qu'on
nous donna pour du vin de Ténériffe. Par bon-.
heur, l'eau était potable. Et puis, il restait encore
dans la maison une bouteille de véritable India
pale-ale, que nous bûmes au dessert avec quelques
biscuits : deux articles anglais qu'on trouve
dans tous les coins du monde.
Une patache indescriptible nous a ramenés à
6
98 VOYAGE AUX ILES FORTUNÉES.
Orotava. Il n'y avait pas quatre places dans l'intérieur
: en nous faisant aussi élastiques que possible,
nous avons pu nous y caser à six; deux
autres voyageurs se sont perchés sur la plateforme,
qui pliait affreusement sous le fardeau; un
Espagnol assis à ma gauche pâlissait à chaque
bond de la patache, tant il était dominé par la
crainte de voir les voyageurs du toit tomber sur
le nez de ses filles. Heureusement le trajet s'est
effectué sans le moindre inc!dent fâcheux.
/
CHAPITRE XI
ICOD DE LOS VINOS .
D'Orotava à Jcod. - Tableau matinal. - Le long de la mer. -
San Juan de la Rambla. - Désert de lave. - Aspect d'Icod. -
Un trait de moeurs. :____ La caverne d'Icotl - Une mégère. -
Sous la lave. - Une sépulture guanche. - Au bord d'un gouffre.
- Étranges émotions, - La vallée d'Jcotl.
Une chevauchée de six heures à travers des
ré3ions d'une magnifique sauvagerie m'a conduit
à Icod de los Vinas. Cette localité, qui doit son nom
à l'excellent vin qu'on y récoltait autrefois, est
située dans le nord-ouest de l'île, et occupe le
centre d'une vallée fertile séparée de la vàll6e
d'O